Retranscription de l’interview de Nicolas Gisin le 11 avril 2013 (Podcast Science 126)
Un immense merci à Leo pour le boulot!
NicoTupe : Nicolas Gisin présente dans son livre un concept que je ne connaissais personnellement pas : l’intrication quantique. Bien comprendre ce que c’est et pourquoi c’est révolutionnaire (oui, vous m’avez convaincu M. Gisin) n’est pas chose facile et je vais tenter ici une brève explication. “Intrication” “quantique”, deux mots peu simples.
Commençons par « quantique»: on en a déjà parlé ici. La physique quantique est cette branche de la physique en laquelle ne croyais pas Einstein, qui présente un monde « quantifié », ou les valeurs prises par l’énergie par exemple sont bien particulières. Elles ne sont pas « continues », on ne peut pas choisir n’importe quelle valeur.
Mais ce n’est pas tout, la physique quantique met fin au déterminisme. Une mesure donne un résultat tiré au hasard parmi une liste de résultat. Une sorte de lancer de dé ou chaque face du dé aurait plus ou moins de chance d’apparaitre. La valeur de cette mesure n’est connue que lorsque la mesure en question est faite. Avant cela, on parle d’état quantique, c’est l’information de probabilité d’apparition de chaque résultat de mesure. Dans le cas de particules quantiques, le résultat de la mesure n’est donc pas déterminé à l’avance, la mesure détermine la particule.
Le concept d’intrication seul va vous paraître simpliste. Prenez deux cartes à jouer : un as de cœur et un as de trèfle, une carte noire et une carte rouge. Mélangez-les sans regarder, faites les mélanger, perdez complètement la notion de où est la noire et où est la rouge. Enfermez alors chacune de ces cartes dans une enveloppe. Plus tard, les enveloppes scellées peuvent avoir voyagé et se retrouver dans des espaces très différents : l’une par exemple sur ma table à Paris et l’autre sur la table d’Alan à Lausanne. Si j’ouvre mon enveloppe et regarde la couleur de la carte, cela détermine complètement la couleur de l’autre carte. Même à distance, les couleurs des deux cartes sont toujours liées. On pourrait dire, et M. Gisin confirmera ou infirmera, que les cartes a jouées sont en intrication non quantique. Bon, il est vrai que l’intrication non-quantique n’a jamais passionnée personne, principalement parce que la couleur de la carte dans chacune des deux enveloppes était bien déterminée depuis le début, depuis le moment où l’on avait mis celles-ci dans une enveloppe.
On en arrive alors au sujet de ce livre, l’intrication quantique. Imaginez maintenant mettre en intrication des états quantiques. C’est à dire créer un système de particules liées comme les deux enveloppes sont liées. La différence avec les enveloppe qui rend cette découverte importante c’est que la mesure d’une des particules détermine totalement la mesure de l’autre mais cette mesure reste quantique, c’est à dire que le résultat de la mesure n’est connu qu’au moment où on la fait. Ainsi, on a deux particules, qui peuvent être très éloignées et pourtant, si je mesure l’une, la mesure de l’autre est instantanément déterminée sans même qu’il puisse y avoir eu à nouveau un contact entre les deux particules.
Le livre de Nicolas Gisin prend un long moment à expliquer ce nouveau concept par le biais d’un jeu, le jeu de Bell, où l’on ne peut pas gagner sans intrication. Il présente ensuite des expériences notables qui prouvent la validité de ces concepts. Enfin il présente des applications dont l’une tout à fait étonnante : la téléportation quantique qui déplace un état quantique d’un endroit à un autre.
Tout au long de ce livre est discuté le concept de non-localité. En effet l’intrication quantique donne l’impression d’une interaction à distance que la physique a rejetée depuis bien des années et qui avait été définitivement anéantie avec la relativité. C’est la question ouverte de ce livre, comment expliquer, comprendre, modéliser cette non localité? Et ce sera aussi l’objet de plusieurs de nos questions!
Alan : avant de commencer, Nicolas Gisin, jugez-vous que cette introduction est bonne ?
Nicolas Gisin : en effet. Toutefois, il faudrait rajouter quelques petites choses. Lorsqu’on parle de probabilité, on a envie de dire « Oui, cette mesure n’est connue que lorsque la mesure en question est faite. » En fait ça n’a rien à voir avec « connu » ou « pas connu ». Il n’y a pas besoin d’une personne dotée de la capacité de connaitre ou pas. Mais c’est que la valeur d’une mesure en physique quantique est déterminée une fois que la mesure est faite. On a quelque-chose qui n’existait pas : la valeur du résultat ; qui existe après la mesure. Et c’est ça qui est si difficile à penser. Le titre de mon livre est « L’impensable hasard », un hasard qui nécessite un véritable acte de création
Il y’aurait encore un autre petit point à rajouter, c’est juste la terminologie : c’est vrai que « intrication quantique » est un terme un peu compliqué. Mais pour que les personnes s’y retrouvent, voici juste une petite explication : dans le monde de tous les jours, on parle simplement de corrélations et donc, on pourrait dire que l’intrication, ce sont des corrélations quantiques.
NicoTupe : le terme de « corrélations quantiques » est-il utilisé ?
Nicolas Gisin : oui, par les professionnels, tout à fait.
Alan : mais on peut l’interchanger avec « intrication » comme on le souhaite ? N’y a-t-il pas de nuances ou différences ?
Nicolas Gisin : en gros non, c’est la même chose
Alan : avant de parler de téléportation quantique, il va falloir que nous révisions un peu nos fondamentaux…Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots simples les concepts de localité et de non-localité?
Nicolas Gisin : commençons par la localité. C’est simple car c’est très intuitif. C’est l’idée que les objets ainsi que l’énergie et les ondes, ne peuvent se propager ou se déplacer que de proche en proche. Si nous, par exemple, nous voulons aller à une certaine distance, nous n’allons pas nous téléporter mais nous allons y’aller de proche en proche. Et de même, là nous sommes en train de parler par skype, internet etc… Tout ce que je vous dis se propage aussi de proche en proche. Il est vrai que c’est moins intuitif, mais ça passe à travers des fils électriques, puis du Wireless, puis des fibres optiques etc…Mais il ’y a besoin d’une connexion continue pour que les choses aillent de chez moi à chez vous. Cela est le concept de localité, concept extrêmement intuitif. La localité, c’est un peu le concept de de télékinésie : on ne peut pas déplacer un objet comme ça à n’importe-quelle distance.
Et la non-localité, c’est simplement que ce n’est pas local. C’est non-local si ce n’est pas local. Ça c’est facile à comprendre. Par contre, ce qu’on va voir, c’est que dans le monde de la physique quantique, il y a effectivement une discontinuité fondamentale qui permet à des événements d’être corrélés d’une façon non-locale. Il n’y a donc pas cette continuité de proche en proche. Il n’y a plus de chaîne mais de événements, qui peuvent être très loin dans l’espace, peuvent être corrélés d’une façon inexplicable par des concepts vastes qu’on appelle « variables locales ». C’est impossible de les expliquer par un déplacement continu en fonction du temps
Alan : la physique à l’échelle du monde de tous les jours est donc locale. Mais Newton pensait le contraire, n’est-ce pas?
Nicolas Gisin : alors, ce n‘est pas très clair, il faudrait demander à Newton évidemment. (Il rit). Mais disons que dans sa théorie, il prédit un monde de corrélations non-locales. Il dit que les objets s’attirent en fonction du produit des masses, puis inversement avec le carré de la distance. Ce n’est pas forcément important. Mais l’important c’est que les objets s’attirent. C’est pour ça que nous restons assis sur notre chaise et qu’on ne commence pas à voltiger et que les kangourous de l’autre côté du monde, restent scotchés sur la planète, un peu comme les aimants restent scotchés sur les portes de nos frigos. Mais donc la théorie de la gravitation universelle de Newton, s’applique aussi à la lune. La lune est donc attirée par la terre et la terre attirée par la lune aussi, ce qui crée les marées. Et on peut se poser la question suivante : mais comment la lune sait où est la terre ? Est-ce qu’il y a une sorte de bâton pour sonder la présence de la lune ? Ou est-ce qu’elle nous envoie des messagers ? En tout cas il n’y a pas de fils donc est-ce qu’il y a des ondes qui viennent de la lune ? Et dans la théorie de Newton, il n’y a rien du tout et ça a comme conséquence que si quelqu’un déplace un caillou sur la lune, ça aurait un effet immédiat à notre poids sur terre. Si on avait une balance suffisamment précise, pour ne pas parler de technologie qui devrait être incroyable, on le verrait. Mais en principe, on pourrait donc, à l’aide de la prédiction des théories de Newton, communiquer entre la lune et la terre de façon instantanée sans que rien ne porte cette information. Cette information irait donc directement sur la terre sans être portée par quoi que ce soit. Voilà pour la gravitation universelle de Newton. Cependant lui-même, semble-t-il, n’y croyait pas du tout. C’est-à-dire qu’il trouvait cette idée de non-localité tellement folle que bien que ça en soit prédit par sa théorie qui l’a rendu célèbre, il a dit explicitement qu’il fallait être fou pour croire en sa propre théorie.
Alan : donc si on prend un exemple un peu plus grossier : si la lune venait à disparaître par magie, selon la théorie de Newton l’effet sur les marées serait instantané ?
Nicolas Gisin : exactement, et pas seulement sur la terre, mais sur le soleil, sur les autres galaxies et sur la distance entre ces galaxies. Selon Newton, cela est instantané à travers tout l’univers.
Alan : et depuis Einstein on sait que ce n’est pas le cas…
Nicolas Gisin : voilà. La théorie de la relativité générale d’Einstein a corrigé cet aspect de la théorie de Newton et d’autres d’ailleurs, et maintenant on sait que si la lune disparaissait ou que si un caillou était déplacé sur la lune, ça prendrait environ une seconde pour affecter la terre parce-que l’information de ce changement est portée par des espèces de particules qu’on appelle des gravitons, qui se propagent à la vitesse de la lumière et qui viennent informer la terre puis dix minutes plus tard, le soleil, puis des années plus tard d’autres galaxies, de la disparition de cette lune ou du déplacement de ce caillou.
Alan : les gravitons, on sait qu’ils existent, ils font partie du modèle standard, mais on n’a pas encore pu les observer.
Nicolas Gisin : on sait que leur existence est prédite par la théorie d’Einstein, mais du moment qu’on ne les a pas vus, pas mis en évidence d’une façon directe, il faut toujours être un peu prudent. Je pense qu’ils existent tout comme la théorie de Newton prévoyait des effets immédiats à distance.
Alan : alors voilà, je crois bien qu’on a pu poser les bases et réviser nos fondamentaux. On va pouvoir attaquer avec quelque-chose d’un peu plus corsé : on va pouvoir parler du jeu de Bell. Donc comme beaucoup de livres de vulgarisation de physique, “l’Impensable Hasard” raconte l’histoire d’Alice et de Bob, deux personnages fictifs qui font des expériences. Chez vous, munis d’un boîtier monté d’un joystick, ils passent le livre à jouer au jeu de Bell. Pouvez-vous nous indiquer de quoi il s’agit?
Nicolas Gisin : c’est un jeu assez simple dont le but est d’établir des corrélations. On a effectivement ces deux personnages, Alice et Bob. Il faut imaginer que l’un se tient tout à notre gauche et l’autre tout à notre droite. Puis, il faut se dire que tous les deux ont la possibilité de faire un choix pour provoquer un évènement. Chacun a un boîtier, un joystick qu’il peut pousser soit vers la gauche soit vers la droite et dès que chacun des deux le poussent vers l’une des deux directions, il peut observer un évènement ou une action. On va de nouveau faire ça d’une façon très simple en disant qu’il y’aura un résultat qui va être affiché sur un écran d’ordinateur et ce résultat va simplement être un soit un 0 ou un 1 qui va s’afficher. Ça c’est le jeu auquel ils vont souvent jouer pour en faire ensuite des statistiques, observer des corrélations, voir que ce ne sont pas de simples coïncidences mais qu’il ‘y a vraiment quelque-chose qui se passe et pour ça, la règle de ce jeu que j’ai inventé est la suivante : si Alice pousse son joystick vers la gauche, les résultats des deux joueurs doivent toujours être les mêmes. Cela peut être deux fois des zéros ou deux fois des uns. Si Bob pousse également son joystick vers la gauche, il va aussi trouver le même résultat que sa partenaire. Par contre, si par libre-arbitre Alice et Bob se trouvent avoir décidé de pousser tous les deux leur joystick vers la droite, ils auront des résultats opposés soit 0-1 ou 1-0. Voilà, le but est donc de réaliser ce jeu le plus fréquemment possible. Si on réfléchit là-dessus, on comprend très bien que ça va être compliqué à réaliser ça parce-qu’ on va presque toujours obtenir le même résultat sauf si Alice et Bob poussent tous les deux leur joystick par la droite.
Alan : mais évidemment aucun des deux ne sait dans quelle direction l’autre va pousser le joystick…
Nicolas Gisin : ils sont à grande distance, l’un ne voit pas ce que fait l’autre et il doit véritablement pousser le joystick à gauche ou à droite en utilisant leur libre-arbitre et c’est donc impossible de prévoir pour Alice ce que va faire Bob et pour lui ce que va faire Alice. Le plus important est que la boite d’Alice ne peut pas savoir ce que fait Bob et la boîte de Bob ne peut pas savoir ce que fait celle d’Alice.
Alan : OK, donc la probabilité de gagner au jeu de Bell devrait être de… ?
Nicolas Gisin : eh bien, ça dépend, si l’on fait les choses justes au hasard et que les résultats sortent au hasard, on voit que du côté d’Alice, il y‘a la même probabilité d’obtenir un 0 que un 1. De même chez Bob. Donc les deux résultats sont aussi probables que celui d’une pièce de monnaie lancée. Par contre, si les boîtes d’Alice et Bob produisent des résultats juste au hasard de façon complètement autonome, ils vont gagner ou plutôt atteindre l’objectif du jeu de Bell la moitié du temps. On peut imaginer que les boîtes ont été construites par quelqu’un qui avait envie de gagner aussi fréquemment que possible. Alors une possibilité serait, par exemple, que ces boîtes produisent la moitié du temps un 0 car elles ont été programmées par un petit ordinateur dans ces boîtes, et l’autre moitié du temps elles produire des 1 des deux côtés. Et jusqu’à là on voit que Alice et Bob vont gagner au jeu de Bell aux trois cas sur quatre. Ils vont gagner si tous les deux poussent le joystick à gauche, si l’un pousse à gauche l’autre à droite et vice-versa. Dans ces trois cas-là, ils vont gagner. C’est seulement dans le cas où les deux poussent le joystick à droite, qu’ils ne vont pas gagner et qu’ils auront toujours le même résultat. Donc on voit qu’il n’est pas très difficile de fabriquer des boîtes qui permettent trois fois sur quatre de gagner au jeu de Bell.
NicoTupe : par contre, pour gagner plus de trois fois sur quatre, vous expliquez qu’aujourd’hui, on y arrive par l’intrication entre autres…
Nicolas Gisin : effectivement. Pour continuer, il y a une partie importante : tout ce raisonnement permet de se convaincre de l’existence de la non-localité quantique. C’est effectivement se convaincre qu’on ne peut pas faire mieux que trois fois sur quatre si on utilise uniquement la physique classique ou la physique locale, c’est-à-dire avec des objets qui se déplacent de proche en proche. Disons que les deux boîtes ont été fabriquées dans une usine et qu’ensuite elles se sont déplacées de proche en proche comme des objets normaux jusqu’à Alice et jusqu’à Bob. Avec ce genre de ressource, on ne pourra jamais faire mieux que trois fois sur quatre. Alors ça ce n’est pas quelque-chose qui est complètement évident à comprendre immédiatement parce-qu’ il faut du temps pour que chacun fasse son raisonnement et essaie de se convaincre. Ce qui fait qu’on ne peut pas faire mieux. Peut-être faut-il préciser qu’Alice et Bob n’ont pas le droit de communiquer dans le jeu, une fois qu’ils sont séparés, ils n’ont plus le droit de se téléphoner ou de se parler ou de s’envoyer des signaux de fumées ou quoi-que-ce-soit. Sans communication, ils ne feront pas mieux. Et alors la chose en suite qui est effectivement surprenante, magnifique et quantique, c’est que grâce à l’intrication, on peut effectivement gagner plus que trois fois sur quatre. 3.41 fois sur quatre, le chiffre exact n’est pas tellement important mais ce qui l’est vraiment c’est que ça l’est plus que trois fois sur quatre. Or, comme on ne peut pas, avec des moyens locaux, gagner plus que trois fois sur quatre. Le fait que la physique quantique permette de gagner plus que ça est une démonstration que la physique quantique permet des corrélations non-locales.
NicoTupe : et au sujet de cette de cette limite de 3,41, je me demandais si c’était une limite théorique ou expérimentale.
Nicolas Gisin : théorique.
NicoTupe : donc on sait qu’on ne pourra pas faire mieux, ça a été démontré.
Nicolas Gisin : exactement, ça a été démontré dans le formalisme mathématique de la physique quantique.
Alan : vous avez évoqué le hasard, alors on va peut-être y revenir un peu. Tout d’abord sur ce jeu de Bell. Tout le monde ne rigole pas avec ça et il a passablement divisé les opinions chez les pionniers de la physique quantique, c’est juste ?
Nicolas Gisin : tout-à-fait. Encore aujourd’hui mais beaucoup moins (il rit).
Alan : parce-que les résultats d’Alice et de Bob ne sont pas prédéterminés.
Nicolas Gisin : c’est ça, c’est qu’on peut dire : « pourquoi on en déduit ce hasard ? » Supposons que le résultat d’Alice soit déterminé selon des processus, des règles, des lois qu’on ne connait simplement pas aujourd’hui. Il y’aurait quelque chose qui détermine ce résultat. Alors ce processus qui déterminerait le résultat chez Alice, si c’est un processus physique, c’est quelque-chose qui est en principe connaissable, peut-être pas aujourd’hui, mais on le découvrira dans l’année prochaine ou dans un siècle mais on le découvrira. Et si on le découvre, ça veut dire qu’à ce moment-là Bob peut le connaître et alors il connait le processus chez Alice. Il sait évidemment quel est son choix, il sait s’il a poussé la manette à gauche ou à droite, il sait quel est le résultat chez lui localement et à ce moment-là, en connaissant ce qu’il a fait lui-même et ce qu’il a observé lui-même, et connaissant le processus qui détermine le résultat chez Alice, il peut à distance deviner la direction dans laquelle Alice a poussé son joystick. Ce qui est bizarre c’est que ce serait de nouveau comme dans l’exemple de Newton tout à l’heure : une communication sans aucun support physique, ce que j’appelle dans mon livre une communication non-physique. Voilà une manière de faire une sorte de télépathie : Alice pousse tout simplement son joystick et sans que rien ne parte de chez elle, néanmoins l’information se trouverait chez Bob et ça alors personne n’y croit et donc on en déduit qu’il doit y avoir quelque-chose de faux dans le raisonnement et la faute dans les hypothèses du raisonnement est que le résultat d’Alice est déterminé par un processus. C’est comme ça qu’on en déduit qu’il n’y a pas de processus qui détermine ce résultat.
Alan : est-ce que, selon vous, ce à quoi on assiste pourrait être appelé le vrai hasard ?
Nicolas Gisin : tout-à-fait, je pense que le hasard est un concept éminemment fascinant et ici on voit que pour rendre compatible d’une part la non-localité quantique et d’autre part l’impossibilité de communication non-physique, il faut effectivement imaginer du vrai hasard, et par vrai hasard j’entends quelque-chose qui est intrinsèquement non-prévisible car il n’existe pas à l’avance. C’est véritablement des actes de pure création. Je pense que les résultats en physique quantique sont des résultats de pures créations. Du vrai hasard, du pur hasard.
Alan : donc selon vous le hasard est le résultat de pures créations. C’est surprenant comme langage, venant d’un physicien.
Nicolas Gisin : oui, surtout que ce n’est pas un théologien qui parle, effectivement. Mais c’est vrai que c’est un changement absolument radical pour la physique. Bon, ça fait un moment que la physique quantique parle de hasard et dit que c’est du vrai hasard et que ce n’est pas simplement une ignorance ou un processus compliqué comme le jet d’un dé qui donne aussi l’impression de hasard. En fait les dés, c’est simplement un enchaînement de micro-causalités très compliquées, comme le dé qui rebondit sur la table etc…Mais en fait, le vrai hasard n’est pas d’être inconnu ou compliqué, c’est qu’ effectivement, ça vient de nulle part. On avait des potentialités et après on a eu une des potentialités qui se sont transformées en acte et c’est ça exactement le hasard. C’est quelque-chose qui vient de l’extérieur de l’espace-temps.
Alan : et donc ce hasard, c’est quelque-chose qui peut se manifester à plusieurs endroits différents en même temps, sans qu’il y’ait communication entre ces différents endroits.
Nicolas Gisin : voilà, alors une fois qu’on accepte cette idée de hasard et qu’on arrive à imaginer véritablement quelque-chose qui vient d’en dehors de l’espace-temps, c’est-à-dire qui n’a pas d’autres causes dans d’autres espace-temps (une cause déterministe), le pas d’après c’est d’accepter que le hasard puisse se manifester à d’autres endroits. C’est assez surprenant. Toutefois je crois que cette deuxième partie n’est pas si compliquée que ça parce-que, pourquoi le hasard devrait-il se manifester en un seul endroit ? Se manifester en plusieurs endroits, n’implique pas de la possibilité de l’utiliser pour communiquer puisque le résultat étant au hasard, on a le même phénomène au hasard des deux côtés, c’est comme si deux personnes au bout d’une ligne téléphonique avaient simplement du bruit, le même bruit, cela restant juste du bruit, soit le hasard. Donc ils ne peuvent pas s’en servir pour communiquer. Les deux endroits où ce hasard se manifeste, ne rendent pas possible la communication non-physique. On reste quand-même avec cette idée, que des endroits distants ne peuvent pas communiquer de manière non-physique, sans un support physique qui se propage de proche en proche, l’un à l’autre
Alan : donc là on en arrive à l’intrication.
Nicolas Gisin : oui alors on arrive à l’intrication parce que la prochaine question qu’on se pose est « Comment fait la physique quantique pour produire des corrélations non locales ? » C’est tellement surprenant et l’explication est qu’en physique quantique, ça revient à dire qu’on peut avoir des objets, par exemple deux objets comme deux atomes. Dans mon cas comme je fais beaucoup d’optique, ça va être deux photons (des particules de lumière). Donc on peut avoir deux de ces objets qui peuvent être très loin l’un de l’autre et néanmoins constituer qu’un seul tout. C’est comme ça par exemple que la théorie quantique décrit une paire de photons intriqués. Et quand on dit qu’ils constituent un seul tout, cela veut dire que si je chatouille un des photons, le deuxième tressaille aussi. Il tressaille au hasard, mais ils tressaillent tous les deux si j’en touche ne serait-ce qu’un seul.
NicoTupe : est-il possible d’intriquer des particules qui ne se sont jamais rencontrées ou du moins qui n’ont jamais été proches?
Nicolas Gisin : oui c’est possible parce que l’intrication est une propriété qui peut se transmettre, qui peut en quelque sorte être un peu contagieuse et donc on peut très bien imaginer que j’aie une première paire de photons intriqués et une deuxième donc j’en ai quatre. Mettons que j’ai le premier et le deuxième puis le troisième et le quatrième. Les deux paires sont intriquées. Maintenant les deux du milieu, soit le numéro deux et le numéro trois, je peux les combiner. Il faut que je leur fasse quelque-chose que je vais peut-être pas expliquer maintenant, mais je peux faire quelque-chose qui est tel qu’à la fin du processus, les photons deux et trois disparaissent et ceux qui restent : le un et quatre, qui ne se sont jamais vus, sont maintenant intriqués.
NicoTupe : mais une étape d’intrication, ce sont des particules qui se voient, c’est ça ?
Nicolas Gisin : voilà, on commence par créer des paires de photons ou d’autres particules intriquées. On pourrait en théorie créer directement des triplets aussi mais ils viendraient tous de la même source. Par contre ensuite, on pourrait transmettre la propriété d’intrication d’un élément d’un de ces ensembles à une autre particule.
NicoTupe : du coup, l’opération totale d’intrication de la première à la dernière se fait de manière « locale », c’est-à-dire que même s’il n’y a pas eu de contact de la première à la dernière cela s’est fait de proche en proche comme vous l’expliquiez pour la localité.
Nicolas Gisin : exactement, donc on distribue l’intrication : la distribution d’intrication c’est vraiment distribuer des particules, des atomes, des photons ou des molécules. Donc cette distribution d’intrication, elle a bien lieu de proche en proche, vous avez parfaitement raison. Par contre au moment où l’on distribue cette intrication, par exemple à nos amis Alice et Bob dont je vous parlais tout à l’heure, Alice et Bob n’ont pas encore décidé dans quelle direction ils vont pousser leur joystick. Dans l’expérience réelle, pousser les joysticks ça va déterminer quelle est la mesure qu’on va faire sur ces particules quantiques ou ces photons. Donc les photons, au moment où ils se séparent vont l’un vers Alice et l’autre vers Bob, ils ne savent pas encore à quelles questions, ils vont devoir répondre. Mais, vu qu’ils ont cette intrication, ils vont être capable néanmoins de répondre aux questions : joysticks poussé à gauche ou joystick poussé à droite, avec une corrélation dans leurs réponses qui permet de gagner au jeu de Bell plus que trois fois sur quatre.
NicoTupe : le résultat est tout à fait intéressant. Ce qui m’intéressait beaucoup dans votre livre, c’est que finalement, même si on crée de la corrélation non-locale, on a besoin de localité pour la créer.
Nicolas Gisin : exactement. Je reviens aussi là-dessus dans la conclusion de mon bouquin, c’est qu’effectivement, malgré cette non-localité quantique, qui existe, qui a été démontrée de façon tout-à-fait convaincante, la notion d’espace reste néanmoins pertinente, parce-qu’ il faut avant tout distribuer de l’intrication pour démontrer de la non-localité et cette distribution a lieu de façon non-locale.
Chatroom-Tibo : mais il semblerait alors que cette transmission soit plus rapide que la lumière. Je croyais qu’on ne pouvait pas dépasser cette vitesse limite.
Nicolas Gisin : très bonne réaction, je dirais même que c’est la réaction de quelqu’un de normal qui a bien écouté et bien compris ce que j’ai dit jusqu’à présent (rires). Probablement qu’il était déjà informé avant parce-que c’est quand-même difficile ce que je dis donc aucun doute que le néophyte ne peut pas comprendre ça du premier coup et donc il faut un peu de temps pour se convaincre de ce jeu de Bell et de son intérêt. Mais pour répondre à cette question, alors effectivement, du moment qu’on vous dit qu’Alice et Bob n’ont pas le droit de se communiquer alors comment est-ce qu’on fait pour leur interdire de se communiquer ? On ne peut pas leur mettre une interdiction juste morale. Il faut une interdiction physique, une impossibilité physique. La manière habituelle de faire, c’est de faire les mesures de façon synchrone. On va leur dire qu’à telle heure pile, ils vont pousser leur joystick, faire leurs choix, et, sachant les résultats, ils sont suffisamment loin l’un de l’autre : ils n’ont simplement pas le temps de communiquer même leurs boîtes n’auraient pas le temps de s’envoyer des messages, même si ces messages allaient à la vitesse de la lumière. Donc ça, c’est ce qu’on appelle séparer Alice et Bob d’une distance de genre espace pour utiliser la terminologie de la relativité. Ça, on l’a fait déjà expérimentalement. Après, on peut se dire que cette information semble être la cause de la corrélation des résultats chez Alice et Bob, c’est simplement une information qui va plus vite que la lumière. Et là, il y’a la moitié des physiciens qui vont dire que c’est impossible parce-que la relativité le dit, mais ce n’est pas parce-qu’ une théorie dit que quelque-chose est impossible que cela l’est véritablement. Il faut se rappeler que la théorie de Newton nous disait qu’on pouvait communiquer de la lune à la terre instantanément mais aujourd’hui, on sait que c’est simplement la signature d’une théorie qui n’était pas complète. Alors est-ce qu’on pourrait imaginer que quelque-chose va plus vite que la lumière entre Alice et Bob ? Alors, là il y’a eu des expériences de faites. Nous en avons fait une et des chinois l’ont très récemment répétée. On a pu mettre une borne à environ cinquante-mille fois la vitesse de la lumière. Il faudrait ainsi que cette hypothétique influence ou information qui corrèle les boîtes d’Alice et Bob se propagent non seulement plus vite que la lumière mais même beaucoup plus vite. Car nos expériences montrent que la vitesse de la lumière s’est exclue cinquante-mille fois. Maintenant on peut simplement se dire que ça va peut-être cent-mille fois ou un million de fois la vitesse de la lumière. Du moment qu’on envisage que quelque-chose va plus vite que la vitesse de la lumière, il n’y a pas de raison de s’arrêter. Ce n’est peut-être pas le moment de parler de ça mais c’est un sujet de recherche très actuel, il y a eu des publications tout à fait récentes qui montrent que ceci serait possible mais que ça aurait des conséquences auxquelles les physiciens ne croient pas tellement. A savoir la possibilité dès ce moment-là d’utiliser cette espèce d’influence entre les boîtes d’Alice et Bob pour permettre véritablement à Alice et Bob de pouvoir communiquer. Mais dans ce cas-là, pas seulement Alice et Bob, il faut en fait trois voire quatre parties à savoir Alice et Bob, Charlie et Dave etc… Donc ça devient assez compliqué, je ne pense pas que c’est bon d’en parler ici si ce n’est pour dire que c’est effectivement une très bonne question qui touche simplement un sujet de recherche fort actuel.
Chatroom-Pierre : si Alice fait tressaillir son photon, Bob peut-il voir que le sien tressaille ?
Nicolas Gisin : c’est également une très bonne question, ça fait plaisir. Comment fait-on pour voir comment un photon tressaille ? Ça c’est assez compliqué. Si c’était un objet usuel, on l’aurait regardé et on aurait bien vu s’il tressaillait ou pas. C’est comme si la branche de mon arbre était d’un coup entrain de vibrer à cause d’un vent. Mais là, c’est un objet quantique, c’est quelque-chose qui ne se voit pas comme ça simplement en le regardant. Donc il va falloir, pour tester ce qui est en train de tressaillir ou non, faire une mesure dessus. Mais le simple fait de faire une mesure sur une particule quantique la fait tressaillir. Donc il est impossible de savoir si elle tressaille parce-qu’ on fait une mesure dessus ou si elle tressaille parce-que l’autre particule, à des kilomètres de là, subit une mesure. On ne peut pas directement voir si une particule est en train de tressaillir et c’est ça qui empêche donc d’utiliser ces corrélations quantiques de manière toute simple pour communiquer parce-que même si je vous dis qu’en touchant une particule l’autre tressaille, ce tressaillement n’est pas directement visible.
Alan : d’accord, ça ne simplifie pas l’expérience en effet.
Nicolas Gisin : juste pour compléter, donc comment est-ce que finalement on se convainc quand-même qu’elle tressaille cette particule ? On ne peut pas la voir tressaillir. En fait c’est vraiment le jeu de Bell. En jouant à ce jeu de Bell, que les physiciens appellent inégalité de Bell pour faire plus sérieux. Et c’est vraiment en gagnant plus souvent que trois fois sur quatre après s’être convaincu que plus que trois c’est impossible avec des stratégies locales, on se convainc qu’effectivement ces particules utilisent une stratégie non locale, une sorte de tressaillement non-local ou hasard non-local.
Alan : la réflexion que cela m’inspire : jusqu’à ce que je lise votre livre, j’étais un peu familier avec le concept d’intrication mais sans plus et j’étais convaincu qu’il s’agissait d’une sorte de clonage entre deux particules qui du coup adoptaient le même comportement : quand il arrivait quelque-chose à l’une, ben on voyait l’effet sur l’autre sans devoir communiquer entre elles. Mais en fait, c’est pas du tout de clonage qu’il s’agit, c’est rigoureusement impossible, vous le dites.
Nicolas Gisin : tout à fait, au contraire, des jumeaux (soit un peu des clones humains). Et bien ces jumeaux peuvent avoir des comportements très similaires ou développer des mêmes maladies au même moment même s’ils sont très loin l’un de l’autre, mais là l’explication est locale, c’est-dire-que depuis leur naissance, ces jumeaux portent le même jeu de gêne et c’est ces gènes qui transportent évidemment localement avec eux de proche en proche quand ils se déplacent, ce qui détermine par exemple, qu’à un certain moment dans leur vie, ils vont développer une certaine maladie ou ils vont développer une couleur de cheveux etc… Et donc, là, on a un très bonne exemple de ce que sont des corrélations locales. Des jumeaux sont corrélés d’une manière souvent surprenante, à tel point ils se ressemblent, mais ce sont des corrélations locales vraiment portées de proche en proche par leurs gênes et les gênes, c’est un bon exemple de ce que moi j’appelle des variables locales, un processus local qui se déplace continument dans l’espace avec chacun des deux jumeaux.
Alan : Einstein appelait l’intrication, une “action fantôme à distance”. Est-ce qu’il avait raison d’appeler ça comme ça ?
Nicolas Gisin : dans un sens, non, parce-que la compréhension qu’on a aujourd’hui de l’intrication, ces corrélations non locales, c’est qu’il n’y a pas d’actions fantômes à distance. Il n’y’ a pas d’action à distance du tout. On ne peut pas vraiment dire que c’est Alice qui provoque le résultat chez Bob ou que c’est Bob qui provoque le résultat chez Alice. C’est juste qu’il y’ a un hasard qui se manifeste de façon non-locale chez tous les deux. Il n’y’ a pas besoin de dire que l’un est forcément la cause de l’autre. En tout cas ce n’est pas une cause au sens habituel du terme comme si je me tape la tête contre le mur et que j’ai mal à la tête, tout ça à cause du fait qu’on a des résultats au hasard. Dans ce sens-là Einstein n’avait littéralement pas tout-à-fait raison. Par contre là où il avait parfaitement raison, c’est là qu’il a mis le doigt là où ça fait mal, là où il a compris tout cet aspect non-local de la théorie quantique avant bien d’autres personnes, et il n’y croyait pas du tout ; c’est qu’ Einstein c’est le héros qui a rendu la gravitation locale à Newton, pour qui elle était non-locale. Après Einstein cette gravitation est devenue locale avec ces gravitons qui transportent l’information. Quand il s’est rendu compte que la nouvelle théorie quantique introduisait de nouveau une forme de non-localité, je pense que tout son être s’est révulsé et a dit « non mais ce n’est pas possible, je viens de résoudre un problème qu’on avait en physique pendant des siècles (trois entre Newton et Einstein). ». Et du coup à l’idée de réintroduire de la non-localité, Einstein a dit non et il a essayé de bien expliquer pourquoi ça lui paraissait impossible. Il y’a ses différentes citations d’une part « Dieu ne joue pas aux dés », d’autre part cette action de fantôme à distance qui illustrent bien à quel point Einstein avait vu le problème et n’y croyait pas. Là par contre il a eu tort parce-qu’ aujourd’hui, oui, Dieu joue aux dés et, oui des corrélations non-locales existent.
Chatroom – Jorj_McKie : donc si je comprends, la transmission d’une information complexe (d’un message) est impossible ?
Nicolas Gisin : voilà. Donc qu’elle soit complexe ou pas, pour le physicien ou pour l’informaticien, une information c’est un bit, il suffit de transmettre un oui ou un non, si vous voulez, c’est déjà une transmission d’information si vous voulez. Ceci est impossible avec les corrélations quantiques. Parce-que de nouveau si je disais « je fais cette mesure, ça fait tressaillir mon photon », ça voudrait dire oui et si je ne fais pas la mesure, ça voudrait dire non. Et d’une autre côté, on ne peut pas lire le résultat parce-qu’ on ne peut pas savoir si le photon a tressailli ou pas. La seule possibilité serait de jouer au jeu de Bell, et si on y joue, on se rend bien compte que chez Alice comme chez Bob que les résultats sont aléatoires, il y’a des 0 et des 1 complètement au hasard. La seule chose qui n’est pas au hasard et qui est intéressante d’ailleurs, c’est la corrélation car ils trouvent la plupart du temps le même résultat des deux côtés sauf si tous les deux ont poussé leur joystick vers la droite. Avec ça on ne peut pas communiquer. Même pas une communication simple, c’est-à-dire un oui ou un non.
NicoTupe : vous dites « L’absence de communication évite à la physique quantique d’être en conflit direct avec la relativité. Certains parlent de coexistence pacifique, une terminologie surprenante pour parler des deux piliers de la physique d’aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que ces deux piliers reposent sur des fondements qui sont en totale opposition. ». C’est une remarque très intéressante qui m’amène la question : pourquoi s’encombrer de postulats de la relativité dans la physique quantique? Pourquoi vouloir à tout prix les faire cohabiter dans les postulats et non seulement dans les résultats?
Nicolas Gisin : c’est une sorte de préjugé que tous les physiciens ont : on s’imagine tout de même qu’il n’y a pas plusieurs théories qui décrivent chacune une facette de la nature : la réalité, mais qu’en fait cette réalité est consistante et qu’il y’a une seule théorie qui va décrire le tout. Cette théorie, nous ne l’avons pas encore aujourd’hui mais il y’a un grand effort de la communauté des physiciens pour essayer d’unifier la relativité et la physique quantique de telle sorte à avoir ensuite une théorie qui permettrait d’expliquer à la fois les aspects de corrélations quantiques, de non-localité et en même temps la gravitation telle que Einstein l’a décrite avec la relativité générale. Ça explique, j’espère, pourquoi tous les physiciens essaient de réconcilier ces deux théories mais aujourd’hui on n’y es pas arrivé et on n’y arrive pas parce-qu’ effectivement, ces deux théories reposent, comme vous l’avez dit, sur des concepts qui sont tellement différents dont on ne voit pas bien comment les mettre ensemble et je pense qu’il y’a peut-être une autre raison qui nous motive, nous, les physiciens, d’essayer d’unifier ces deux théories, c’est que si aujourd’hui la relativité s’applique beaucoup à l’univers, à très grande échelle et la physique quantique, au contraire à des atomes, des photons, des particules microscopiques, la technologie permet de plus en plus d’intriquer, de faire des jeux quantiques : le jeu de Bell, avec des objets de plus en plus gros : des objets qui vont bientôt être suffisamment grand pour qu’on puisse ne plus négliger leur impact gravitationnel et donc là il faudrait une théorie qui inclut à le fois le côté gravitationnel et le côté quantique et cette théorie, aujourd’hui, on ne l’a pas.
NicoTupe : c’est intéressant parce-que c’est une question sur laquelle j’allais venir à savoir : qu’est-ce qui empêche justement aujourd’hui d’intriquer des objets macroscopiques donc ce que vous dites à priori c’est que c’est pas tellement une limitation théorique mais c’est plus une limitation de « on n’a pas encore bien compris pour y arriver » mais on n’a pas prouvé que c’était impossible.
Nicolas Gisin : non, on n’a pas prouvé que c’était impossible, on pense même qu’il y’a des tas de situations dans lesquelles on va y arriver c’est à nouveau un sujet de recherche bien actuel. La théorie nous explique quand-même pourquoi c’est si difficile, c’est le cours de « décohérence » dont certains ont peut-être déjà entendu parler. Lorsque l’on a des objets de plus en plus grands, cette intrication se répartit entre plus en plus d’atomes et quand il commence à y’avoir énormément d’atomes intriqués, ça devient simplement technologiquement plus complexe d’arriver à tout maintenir dans le bon ordre à éviter qu’ils communiquent entre eux à éviter que cette intrication se propage encore plus loin et donc on sait très bien pourquoi c’est difficile d’intriquer des objets macroscopiques mais maintenant qu’on a bien compris pourquoi c’est difficile, (les physiciens manquent pas trop d’imagination) il y’a plein de situations où on pense qu’on peut arriver dans les années à venir à intriquer des objets impressionnants.
NicoTupe : vous dites dans la conclusion « En physique quantique, tout n’est pas intriqué avec tout et seul de rares évènements sont corrélés d’une façon non locale ». Est-ce vraiment vrai ou est-ce plutôt que l’intrication est trop complexe pour être prouvée pour le moment? Typiquement, pourquoi des particules perdent l’intrication?
Nicolas Gisin : très bonne question (je vois qu’on va très vite dans ce domaine), mais compliquée aussi. En fait, si j’essaie de faire simple, lorsqu’une particule est mesurée et observée, à ce moment-là elle perd son intrication avec le reste des autres particules. Evidemment une particule peut être mesurée pas un humain mais elle peut aussi être observée en quelque sorte par son environnement et donc l’environnement d’une particule va la mesurer, va regarder quel est son état etc… Et donc ça va briser son intrication. Pour éviter cette brisure, il faut isoler cette particule, il faut la préserver de tout contact avec son environnement. C’est ça qui rend la chose aussi difficile pour intriquer de gros objets parce-qu’ ils ont d’avantage de possibilité d’interagir avec leur environnement et c’est pour ça aussi que tout n’est pas intriqué avec tout. La plupart des objets ont été mesurés par leur environnement. C’est vrai qu’il y’ a aussi certains physiciens qui pensent que, au contraire, l’intrication est préservée à tout éternité et que, simplement, au moment où on fait l’impression de faire une mesure, l’univers se scinde en plusieurs univers et que chaque résultat existe dans un des deux univers. Mais ça ce sont des espèces de théories un peu foireuses. Souvent les gens aiment parce-que ça fait rêver des univers parallèles, des choses comme ça. En fait, on ne sait pas trop qu’en faire de ce genre de modèle donc moi j’aime mieux parler de l’environnement qui mesure l’état des particule. Donc si une particule n’est pas bien isolée, elle va perdre son intrication.
NicoTupe : mais le problème de ces modèles est qu’ils sont intrinsèquement invérifiable..
Nicolas Gisin : exactement ce ne sont pas des modèles vérifiables.
David : question très naïve mais ? C’est quoi exactement, du coup, quelque chose d’isolé ?
Nicolas Gisin : une particule est isolée si on peut éviter qu’elle interagisse avec d’autres. Par exemple, un photon typiquement on va essayer de le mettre dans une fibre optique et une fois qu’il est dedans, il peut se propager chez Alice et Bob, maintenant son voyage vers eux sera bien isolé de toutes perturbations dues à l’environnement donc il ne va pas interagir avec un autre environnement que la fibre optique. On va avoir un très bon contrôle sur ce photon. Pour les atomes, on va pouvoir les mettre dans des pièges électromagnétiques donc ils touchent rien, ils ne touchent pas d’autre matière, ils sont piégés là, ils peuvent y rester même toute une semaine, et on va pouvoir éviter que pendant cette semaine ces atomes n’interagissent avec un quelconque environnement.
Alan : on va maintenant parler un peu de téléportation : Une fois qu’on a intriqué des particules, on n’est pas encore tout à fait prêt pour de la téléportation, mais presque… Il manque encore un ingrédient, la “mesure conjointe”, pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit?
Nicolas Gisin : c’est compliqué mais on va essayer d’y aller jusqu’à la fin. Qu’est-ce qu’on veut téléporter ? On va imaginer qu’on a un photon et ce photon je vais vouloir le faire disparaître d’ici pour le faire réapparaitre ailleurs. C’est ça la téléportation : disparaître d’un endroit pour réapparaître dans un autre et sans passer par aucun lieu intermédiaire. Evidemment, je ne vais pas pouvoir faire ça en utilisant juste de la physique locale, donc qui se déplace de proche en proche. On ne peut pas aller d’ici à là-bas, sans passer par un endroit entre deux, juste avec de la physique locale, c’est-à-dire qui va de proche en proche. Il faut donc utiliser les corrélations quantiques non-locales. On va imaginer maintenant qu’on a nos deux photons, ces particules de lumière donc qui sont intriquées et qui peuvent être à grande distance l’une de l’autre. J’ai un troisième photon et j’aimerais qu’il passe, en quelque sorte, à travers l’intrication. Imaginez une sorte de canal de téléportation qui passe donc à travers cette intrication pour se retrouver ensuite à l’autre bout. Il ne passe pas vraiment à travers en fait, parce-qu’ il n’y a pas de fil, ce sont juste deux particules, l’une chez Alice et l’autre chez Bob sans connexion entre deux. Pour pouvoir faire ça, il va falloir que je fasse une mesure bien particulière sur les deux photons qui sont proches l’un de l’autre et c’est là que je dois faire cette mesure jointe. Une mesure jointe consiste en gros à poser une question à ces deux photons : « est-ce que vous êtes semblables? Dans le sens que si je faisais la mesure sur chacun d’entre vous, est-ce que vous me donneriez la même réponse?». Ça c’est de nouveau une question de physicien un peu tordue parce-que dans la vie de tous les jours, si j’ai deux objets ou deux personnes et que je veux savoir s’ils me donnent la même réponse quand je leur pose la même question, par exemple, si je prends deux stylos, est-ce qu’ils pointent dans la même direction ? Ou est-ce qu’ils sont parallèles ? Ou est-ce qu’il y’a un angle entre eux ? La seule possibilité est de mesurer l’un, de mesurer l’autre, de regarder dans quelle direction pointe le premier crayon, dans quelle direction pointe le deuxième crayon et puis de voir si les deux directions sont les mêmes. Si c’était deux personnes, on poserait la même question, on écouterait les deux réponses et on en jugerait si oui ou non, c’est ou ce n’est pas la même réponse. Mais en physique on peut poser une question comme ça sur un état relatif à deux objets et les deux objets peuvent répondre «oui, nous vous donnerions la même réponse si vous nous posiez la même question » sans qu’on ait besoin de leur poser deux questions. Le fait est que les deux objets peuvent se mettre ensemble dans un état d’intrication et cet état est tel que lorsqu’on leur pose la même question, ils nous donnent la même réponse. Donc on voit que dans la téléportation on va devoir utiliser l’intrication deux fois : une fois comme canal de téléportation, et une deuxième fois pour permettre de poser des questions sur un état relatif entre deux particules. C’est ça l’idée. L’intrication, c’est deux particules qui peuvent être dans un état, tel que lorsqu’on leur pose la même question, elles donnent toujours la même réponse. Si l’on suit ce raisonnement on comprend un peu comment fonctionne la téléportation parce-que si la réponse est oui, je sais que si je posais la question au photon qui est loin, celui de Bob, il me donnerait la même réponse que le photon avec lequel il est intriqué, celui d’Alice. Mais ce photon-là puisqu’il vient de me dire qu’il donnerait la même réponse que le photon à téléporter, si je leur posais la même question, le résultat ce serait que le photon chez Bob maintenant me donnera toujours la même réponse, quelque-soit la mesure que je fais sur lui, plutôt que si j’avais fait cette mesure sur le photon initiale qui était à téléporter. Son état quantique se retrouve maintenant chez Bob à distance.
Alan : donc ce qu’on déplace n’est pas l’objet quantique lui-même, mais c’est plutôt son état quantique… Vous donnez un exemple assez flagrant dans le livre avec un canard en pâte à modeler.
Nicolas Gisin : exactement. Ce n’est pas un objet complet, car on ne peut pas imaginer que de la matière ou de l’énergie puisse disparaître d’ici pour réapparaître ailleurs. La seule chose qui fait cela, c’est l’état quantique, qui est ceci-dit tout ce qu’il y’a comme structure dans la matière ou dans l’énergie donc si on prend l’exemple d’un canard en pâte à modeler, j’aurais évidemment aussi une boule informe de pâte à modeler intriquée avec une autre boule informe de pâte à modeler du côté de Bob, du récepteur. Et maintenant que je pose la question à mon canard et à la boule informe de chez Alice, et qu’ils me disent « oui, on vous donnerait la même réponse, si vous faites la même mesure », en même temps le canard se déstructure, c’est-à-dire que la pâte à modeler perd toute forme, toute structure. La matière ne disparait pas mais perd toute forme et en même temps, chez Bob, la pâte à modeler informe prend la forme exacte du canard jusqu’au dernier détail à deux minute près.
Chatroom – Jorj_McKie : donc finalement c’est bien de l’information qui circule, et là je ne comprends plus…
Nicolas Gisin : Effectivement on a de l’information qui passe d’Alice à Bob et avant je vous ai dit qu’on n’allait pas prendre des corrélations non-locales pour avoir de l’information allant de Alice à Bob. Donc il y’a effectivement une contradiction apparente. Ça, ça se résout par le fait suivant : lorsque je pose ma question à mes deux particules donc le photon intriqué avec celui de Bob et le photon à téléporter, il y’a deux réponses possible. Pour les physiciens il y’en a même quatre mais on va faire avec deux c’est plus simple. C’est oui ou c’est non. Pour l’instant on n’a analysé que le cas « oui ». Par contre, il y’a une deuxième réponse possible à savoir « non ». « Si vous nous posiez la même question, on donnerait toujours des réponses opposées ». A ce moment-là ça signifie que la téléportation a eu lieu mais avec un biais qui fait que maintenant, quelle que soit la mesure que Bob réalise sur son photon, il obtiendra toujours la réponse opposée à la réponse qu’il aurait eue s’il avait fait la mesure sur le photon originale. Et donc le processus de téléportation n’est pas tout à fait terminé lorsqu’on a posé cette question sur l’état relatif des deux photons chez Alice. Il faut encore dire à Bob, est-ce que la réponse a été oui ou est-ce que la réponse a été non. Si la réponse a été oui et bien Bob sait qu’il a obtenu la bonne réponse à toutes les mesures qu’il pourrait faire. Si la réponse est non Bob sait qu’il obtiendra toujours la réponse à l’envers. Obtenir la réponse à l’envers, ce n’est pas très grave. Il suffit de l’inverser et il a la bonne réponse. Mais il faut encore savoir. Et donc, il faut qu’Alice informe Bob du résultat de sa mesure et pour cela il faut du temps. Ça ne peut pas aller plus vite que la vitesse de la lumière. C’est un « oui non » tout-à-fait classique qui va se propager à la vitesse de la lumière au maximum et donc c’est ça qui fait que le processus de téléportation, dans sa globalité, ne va pas plus vite que la lumière. C’est pour ça que tant que Bob n’a pas ce résultat, il sait juste qu’il y’a une chance sur deux que son résultat soit le bon et une chance sur deux que son résultat soit le mauvais et pour ça il n’y rien besoin de faire : si le résultat est binaire, il y’a de toute façon une chance sur deux que ce soit le bon et vice-versa. Donc Bob doit vraiment attendre d’avoir obtenu le résultat d’Alice pour savoir s’il a un canard exactement copié à l’original ou bien le canard exactement à l’envers.
Alan : et donc il y’a quelques années, vous avez réalisé l’expérience hors laboratoire dans le vrai monde, entre deux villages du canton de Genève, ici en Suisse, séparés d’une dizaine de kilomètres.
Nicolas Gisin : alors nous avons fait plusieurs expériences et celle sur plusieurs dizaines de kilomètres qui date déjà de 1997. Celle-ci consistait juste à jouer au jeu de Bell sur une grande distance entre Bernex et Bellevue, l’un un peu au nord et l’autre un peu au sud de Genève. Et la téléportation quantique, nous l’avons aussi réalisée hors laboratoire en utilisant des fibres optiques standards de notre opérateur national Swisscom. Mais cela était sur des distances quand-même un peu plus courtes : quelques kilomètres entre Alice qui était dans un laboratoire et Bob qui se trouvait dans une centrale Swisscom, dans le centre de Genève.
Alan : si vous le voulez bien, parlons maintenant des applications. On comprend bien à la lecture de votre livre que votre motivation se situe plutôt dans l’avancement de notre compréhension de la réalité que dans les applications concrètes sur lesquelles pourront déboucher ces recherches… Mais pouvez-vous quand même nous en dire un mot? Concrètement, à quoi pourrait nous servir la téléportation quantique d’ici quelques années?
Nicolas Gisin : alors il y’a une application qui est assez facile à comprendre à partir de la téléportation quantique, plutôt que de téléporter un canard ou des choses comme ça, on va pouvoir téléporter un message. Et si je téléporte un message, qui va disparaître ici pour réapparaître ailleurs sans passer par aucun lieu intermédiaire, sans passer par nulle part, il ne va pas être intercepté. Donc si je veux mettre là une information hautement confidentielle, l’état de santé de mes enfant, par exemple, que j’ai envie de garder confidentielle non seulement pour aujourd’hui mais aussi pour une très longue durée, ça serait bien que l’hôpital ou mon médecin la communique de façon confidentielle. Et là, la téléportation quantique offre cette possibilité et ça s’appelle la cryptographie quantique, bon après ça se simplifie un petit peu par rapport à la téléportation quantique. Et cette cryptographie quantique est déjà une application qui existe commercialement. Il existe déjà des institutions, des industries qui utilisent cette cryptographie quantique pour par exemple communiquer entre le siège et les systèmes de back-up où ils font les copies de toutes leurs informations et il y’a plein d’industries pour qui l’information est une valeur extrêmement importante donc ils font leurs back-ups avec de la cryptographie quantique.
NicoTupe : comment est-ce qu’on réalise ces boitiers? Vous expliquez bien que dans les modèles, on a deux boîtes dans le jeu de Bell, et au milieu on a un Crystal qui intrique les particules. Vous dites qu’une première simplification est de mettre le Crystal dans une des boîtes, pour le moment il n’y a pas trop de problèmes. Et pour la deuxième simplification, vous dites en gros que, comme finalement vous allez mesurer très rapidement l’information d’une des deux particules et donc la détruire, ça ne sert à rien de créer deux particules et vous en créez plus qu’une. Et là je me dis : mais comment fait-on pour intriquer une seule particule ? Parce-que j’ai l’impression qu’il faut au moins être deux pour pouvoir bien s’intriquer.
Nicolas Gisin : oui, il y’a toujours une sorte d’intrication. Là c’est de l’intrication potentielle entre la particule qui va effectivement d’Alice à Bob et la particule qui aurait dû être créée et immédiatement mesurée. Plutôt que de la créer immédiatement et la mesurer, autant ne pas la créer. C’est vrai que c’est de nouveau quelque-chose d’un peu compliqué à comprendre ici. C’est vrai que la cryptographie quantique aussi l’a raconté même sans intrication, en parlant typiquement de relation d’incertitude d’Eisemberg ou d’impossibilité de cloner des photons. Dans mon livre j’ai expliqué ça avec l’intrication parce-que tout le livre porte sur l’intrication donc j’ai préféré rester dans le même domaine mais voilà je comprends bien votre difficulté mais de nouveau, si vous avez deux particules intriquées et qu’il y’en a une que vous détruisez immédiatement il en reste plus qu’une donc on peut effectivement s’économiser de créer une particule si c’est pour la détruire tout de suite.
Chatroom – Pierre : Que pensez-vous de l’hypothèse de non-séparabilité biologique ?
Nicolas Gisin : Bon déjà, on n’a pas utilisé le mot de non-séparabilité, c’est encore un autre terme pour dire intrication. Mais alors est-ce que l’intrication existe en biologie ? De nouveau c’est une très bonne question et à nouveau, pour une très bonne question, il n’y a pas de réponse toute simple. Alors oui, bien sûr que ça existe, dans des électrons, des atomes… Dans la plupart des atomes il y’a plusieurs électrons et des qu’il y’a plusieurs électrons généralement, ceux-ci sont intriqués et évidemment nous sommes faits d’atomes et donc il y’a de l’intrication dans notre corps. Mais ce n’est pas ça qui est vraiment intéressant, je ne pense pas que c’était l’objet de la question. Je pense la question est plutôt: est-ce que la nature, la sélection naturelle a privilégié l’intrication pour que les êtres biologiques puissent réaliser certaines performances qui seraient impossibles à réaliser sans intrication ? Là on ne parle plus vraiment de jeu de Bell parce-qu’on ne voit pas vraiment l’intérêt du jeu de Bell dans notre corps ou entre deux personnes. Mais est-ce que peut-être une certaine forme d’intrication serait utile pour certains processus importants en biologie. Et là, certaines personnes, certains physiciens, certains biologistes pensent avoir découvert des signes qui tenteraient à dire que la réponse est positive. Par exemple dans la photosynthèse. Mais ce sont des résultats qui sont encore assez controversés. Certains autres collègues n’y croient pas et donc ça fait partie du débat scientifique : vous voyez qu’aujourd’hui on a parlé énormément des recherches qui sont extrêmement actuelles, extrêmement modernes, on est en plein là-dedans et il y’a des conférences entières qui se posent cette question et pour l’instant les physiciens et les biologistes ne sont pas unanimes sur la réponse.
Alan : Avant de conclure, j’avais une question un peu plus personnelle : C’est vous qui étiez en charge de la conférence de l’ouverture du semestre de printemps de l’Université de Genève (Où vous dirigez le groupe de physique appliquée) en février dernier (Vous avez fait salle comble, c’était très impressionnant). J’ai eu la chance d’y assister et 2-3 trucs m’ont étonné. En bien d’abord, dans l’introduction du recteur de l’UniGe, Jean-Dominique Vassali, lorsqu’il indiquait que la MIT Technology Review avait annoncé vos travaux comme l’une des 10 technologies qui devraient révolutionner le monde. J’y ai appris également que vous avez reçu de nombreuses distinctions: l’Europe vous a décerné le Prix Descartes en 2004, la ville de Genève vous a décerné son prix quadriennal en 2007. En 2009, vous avez reçu le premier prix John Stewart Bell (le Bell du jeu du Bell), et enfin, vos travaux ont été cités plus de 17’000 fois dans la littérature académique, ce qui est plus que remarquable. C’est très impressionnant, si j’avais su tout cela avant de vous contacter, j’aurais sans doute commis une grosse erreur en n’osant pas vous contacter… Ça, c’était pour ce qui m’a surpris agréablement, donc, au début de la conférence. Par contre, à la fin de la conférence, j’ai eu un autre type de surprise en constatant de mes propres yeux ce que je qualifierais de déferlement d’allumés de tous poils qui vous ont littéralement envahi après votre performance pour, qui, tenter de vous convaincre que la télépathie existe, qui, vous expliquer que tout est ondes, énergie, auras, chakras… Des raëliens sont venus vous poser des questions… Bref… Certains veulent voir dans vos travaux une dimension mystique et cherchent à tout prix à trouver dans vos travaux la confirmation de leurs croyances diverses. Je vous avoue que je n’avais encore jamais assisté à un truc pareil, et je me demandais… Cela vous arrive souvent? Ce n’est pas trop difficile à gérer? Comment vous expliquez-vous ce phénomène? Ce n’est pas un déprimant de voir ses travaux instrumentalisés et dénaturés de la sorte?
Nicolas Gisin : d’abord je suis content quand les gens s’intéressent à ce que je fais, c’est pour ça d’ailleurs que j’ai écrit ce livre de vulgarisation sur l’impensable hasard parce-que je trouve que c’est sympa de pouvoir partager sa passion avec le grand public et avec différentes personnes et effectivement ce sont vraiment des personnes différentes, comme vous ou comme les personnes qui nous écoutent ici, qui sont curieuses de voir où la science en est et quels sont ces nouveaux concepts que la science découvre, essaie de mettre en application. Comme l’intrication ou les corrélations non-locales. Donc ça c’est juste une simple curiosité et je trouve ça vraiment sympa de vouloir contribuer ici à essayer de répondre à certaines questions même si je sais que c’est difficile. Et puis il est vrai que j’ai aussi souvent eu à faire à des gens qui m’écrivent pour s’alarmer à travers des courriers. Des gens, qui en fait au contraire, imaginent que ce sont eux qui ont la connaissance et que c’est le reste du monde qui doit enfin réaliser qu’ eux ont tout compris et donc m’écrivent pour m’expliquer pourquoi le monde est comme il est et c’est vrai que c’est souvent pas très intéressant parce-que ça manque de structure, ça manque de rationnel mais on ne peut pas vraiment discuter avec eux parce-que de toute façon ils viennent avec des aprioris mystiques figés donc on ne peut pas apprendre et je pense que c’est ça la grande différence : la science, elle évolue. Encore une fois elle a commencé avec Newton qui avait une théorie magnifique qui a quand-même fonctionné pendant des siècles et qui d’ailleurs fonctionne encore très bien aujourd’hui. Mais aujourd’hui on sait que ce n’est qu’une approximation et on a pu faire le pas suivant avec la relativité. De même on a cette théorie quantique qui fonctionne extrêmement bien mais je suis persuadé qu’un jour elle va être dépassée et qu’on aura une autre théorie qui ira plus loin. C’est-à-dire qu’en sciences, on n’est pas figé religieusement dans sa théorie. Encore une fois, Newton avait lui-même dit que sa théorie avait ce côté non-local auquel il ne croyait pas et lui-même disait « Mais il faut être fou pour croire en ma théorie. ». Donc je pense que là c’est l’énorme différence entre les gens « rationnels » qui ont compris que les connaissances progressent et que les connaissances se remettent en cause sans arrêt, et puis les gens qui sont plutôt avec une sorte de vision religieuse et tant que ça reste dans leur domaine, il n’y a aucun problème avec ça d’ailleurs, je pense que je suis aussi une personne relativement religieuse selon certains critères, mais par contre, on ne peut pas appliquer ça ensuite à la science, on ne va pas venir avec des idées de chakras où je sais pas quoi pour expliquer l’intrication ou les choses comme ça parce-que je ne vais rien pouvoir en faire, je ne vais jamais pouvoir faire de la cryptographie quantique avec ces choses-là. Dans ce sens-là, comme j’écris dans mon livre : avoir des bonnes applications, même si la motivation est peut-être la connaissance fondamentale, s’il y’a une bonne application potentielle, c’est qu’on est en train de travailler sur quelque-chose qui est solide.
Alan : et n’est-ce pas déprimant pour vous de voir vos travaux récupérés et dénaturés de cette manière-là ?
Nicolas Gisin : il faut vivre avec de toute façon. Non, je ne pense pas et il faut dire que j’ai quand-même aussi une vraie reconnaissance de mes pères et du côté scientifique. Evidemment, si je n’étais reconnu que par les mystiques, ce serait différent. (Rires) Mais ce n’est pas le cas. Je n’ai pas vraiment ce souci. Comme vous l’avez dit, l’autre jour j’ai fait salle comble, en fait il y’avait même deux salles qui étaient pleines, c’était vraiment très impressionnant avec plus de mille personnes. Alors maintenant la question est : sur ces milles personnes, combien étaient sainement curieuses et combien y’avait-il d’allumés ? J’ai quand-même l’impression que cette bande d’allumés étaient en petite proportion, vraiment, il y’avait beaucoup de gens qui étaient curieux parce-qu’ ils ont l’impression qu’avec cette intrication, ça leur explique certaines observations de leur vie de tous les jours, de coïncidences qu’ils ont observées et pourquoi pas ? Cela ne me dérange pas. Mais c’est vrai que me faire assaillir pour qu’ils me disent que eux, ils ont compris et qu’ils viennent m’expliquer pourquoi c’est comme-ci ou comme ça, c’est vraiment agaçant mais c’était à mon avis vraiment une petite minorité, assez bruyante il est vrai. (Rires)
NicoTupe : pour conclure, vous dites : « Une explication est essentiellement une histoire qui raconte le phénomène à expliquer ». De manière générale dans tout le livre, vous parlez de la recherche de la bonne histoire à raconter pour la non-localité et qu’aucune ne vous a pleinement satisfait jusqu’alors. Alors que vous dites aussi qu’il existe un modèle mathématique qui consiste en des projections, mais que celui-ci ne vous convient pas. J’avoue que cela laisse le mathématicien perplexe. On a un modèle mathématique qui marche, des expérimentations qui marchent. Est-ce un truc de physicien que de chercher encore une autre histoire à raconter en plus?
Nicolas Gisin : c’est pour ça que vous faites des maths et pas de la physique. (Rires). En tout cas pour moi, qui suis assez à l’aise en mathématiques (j’ai une licence en mathématiques), une équation n’est pas une explication. Pour comprendre, il me faut raconter une histoire. Je pense que c’est en racontant des histoires qu’on comprend et les cours de physique ne commencent jamais par une équation. Un cours de physique, ça commence par l’histoire pour raconter qu’est-ce que le concept d’énergie, qu’est-ce que le concept de force, des choses comme ça et donc on raconte des histoires, l’histoire du jeu de Bell etc… Et ce n’est pas forcément facile mais il y’a une histoire à raconter et les maths en quelques sortes ça vient après, on en a besoin parce-qu’ on aimerait faire des prédictions bien précises et des fois il y’a des choses compliquées alors il va falloir bien calculer mais la compréhension n’est pas dans les maths. D’ailleurs ça me rappelle il y’a quelques années quand j’étais jeune prof à Genève, je donnais des cours de physique générale et ces cours de physique générale s’adressaient à tous les scientifiques non-physiciens. Donc j’avais par exemple des géologues et j’avais des mathématiciens. Et c’était horrible comme cours parce-qu’ à un géologue, il suffit de mettre une équation et il est perdu, donc on peut raconter des histoires et surtout pas poser d’équations et le mathématicien sans équation est perdu. Donc c’est impossible de donner un cours en même temps à un mathématicien et à un géologue, par exemple. Ça doit être des cerveaux structurés différemment et heureusement car il faut de tout.
Chatroom- Jorj_McKie : un grand Merci à M. Gisin d’une part pour ses travaux, mais pour sa capacité de vulgarisation et sa patience.