Dossier présenté dans l’émission #90 par Alan
Dans ce dossier, nous allons explorer le thème fascinant de la créativité, des bonnes idées, des oeuvres inoubliables qui bouleversent à tout jamais la face du monde, des inventions géniales qui surgissent alors que personne n’y croyait plus. Qu’on parle d’arts, de sciences, d’industrie, de management, de politique, on est toujours à la recherche de la bonne idée et pourtant elle met parfois du temps à émerger. Quelles sont les conditions nécessaires pour qu’elle émerge? Que se passe-t-il dans l’environnement à ce moment-là? Et, bien sûr, que se passe-t-il dans le cerveau à ce moment-là?
Pour explorer ces questions, je suis parti d’un livre formidable: “Imagine. How creativity works” de l’américain Jonah Lehrer. Jonah Lehrer est un journaliste scientifique renommé qui écrit régulièrement pour Wired, Scientific American Mind, et participe de temps en temps l’excellente émission Radiolab. Sa formation en neurosciences y est sans doute pour beaucoup dans sa maîtrise du sujet mais le livre ne se limite pas à cette perspective-là. Pour l’écrire, il est parti sur le terrain, il a réalisé des dizaines d’interviews, recueilli des témoignanges d’artistes, d’entrepreneurs, d’éducateurs, de sociologues et il cite des articles de recherche de tous les horizons imaginables. Le livre est impossible à résumer le temps d’un épisode, aussi, j’ai choisi arbitrairement de sélectionner certains des thèmes qui m’ont le plus accroché et je n’ai même pas eu le temps de tous les traiter. Si vous voulez une vraie vue d’ensemble exhaustive, rendez-vous sur Amazon.com (ou sur Amazon.fr, en allemand, dès août 2012 😉 Aucune idée de la date de sortie en français…)
Des histoires de serpillères
Un des aspects qui m’a particulièrement plu dans le livre, c’est qu’il est très bien écrit. Lehrer raconte des histoires et on se surprend à se prendre le passion pour des sujets d’une énorme banalité apparente. Le livre commence par exemple avec l’histoire de Procter & Gamble en train de chercher une nouvelle technologie pour remplacer ses serpillères. Sans le moindre succès alors qu’ils comptaient plus de docteurs parmi leurs chimistes que le MIT, Berkeley et Harvard réunis.
Impossible de trouver meilleure chimie que le détergent existant (qui pourtant arrivait en bout de course en termes de positionnement concurrentiel) ni meilleure technologie que la brosse existante (qui n’était plus non plus une vache à lait pour l’entreprise depuis longtemps). Dans les années 90, toutes les tentatives échouaient. Les différents essais étaient soit trop efficaces et abimaient les revêtements ou l’étaient trop peu et ne venaient pas à bout de la crasse. Devant de si piètres résultats, en 1994, l’entreprise a fini par confier cette recherche à une agence de communication avec zéro compétences en chimie. L’agence a tout de suite inversé le paradigme: au lieu de partir du produit et de chercher à en améliorer la composition ou la technologie, elle est partie des utilisateurs pour chercher à comprendre leur problème avant de proposer une solution. Et les résultats ne furent pas fameux. Ils ont passé 8 mois à regarder des vidéos de gens en train de passer la serpillère sans produire la moindre idée, jusqu’au jour où… En voyant l’une des personnes sur une des vidéos faire la grimace en tentant de rincer la serpillère, ce fut soudain l’illumination. On n’était pas en train de regarder au bon endroit! Il n’y avait rien à améliorer du côté du savon ou de la brosse pour collecter les saletés. La technologie était largement optimisée depuis longtemps. Par contre, elle était tellement optimisée pour attirer les saletés que cela rendait le nettoyage du torchon de la serpillère quasi impossible: la crasse y restait collée. La vraie difficulté pour les utilisateurs de cette technologie résidait dans le rinçage du matériel, pas dans son utilisation à proprement parler. Et ce fut le point de départ d’un produit qui connut un succès extraordinaire, le Swiffer (soit une espèce de brosse high-tech munie d’un spray humidificateur et de lingettes électrostatiques jetables qui fait, semble-t-il, le bonheur des fées et sorciers du logis aux Etats-Unis). Quand les utilisateurs tests voyaient le truc pour la 1e fois, ils n’en voyaient juste pas l’intérêt. Et une fois qu’ils s’en étaient servis, ils ne pouvaient plus imaginer faire sans. Procter et Gamble a déposé le brevet en 1997 et le produit fut introduit dans les supermarchés américains au printemps 1999. Le succès fut instantané.
A la fin de l’année, les ventes avaient généré plus d’un demi-milliard de dollars. Ce n’est peut-être pas le premier exemple de créativité qui viendrait à l’esprit et c’est plutôt gonflé de la part de l’auteur de l’avoir cité en ouverture, mais c’est néanmoins bien de créativité qu’il s’agit. Il a fallu penser différemment pour dépasser le bloquage, changer de perspective, s’acharner. Ce qui apparaît a posteriori comme une évidence a eu du mal à émerger. Alors que s’est-il passé au moment précis de cette subite révélation? Difficile de répondre. Selon Lehrer, une récente étude portant sur des papiers publiés en psychologie entre 1950 et 2000 révélait que moins d’un pourcent d’entre elles ont exploré l’aspect du processus créatif. Si, dans une perspective évolutionniste, on peut mettre en lien la plupart des compétences cognitives avec leur histoire biologique, la créativité, en revanche, est belle et bien l’orpheline de la recherche et on ne lui connaît pas de précurseurs biologiques clairement identifiés.
Il n’y a pas de module de l’ingéniosité dans le cerveau qui aurait subitement pris de l’ampleur. Les singes ne peignent pas. Les chimpanzés n’écrivent pas de poèmes et les animaux faisant preuve de talents dans la résolution de problèmes ne sont pas légion (l’auteur ne cite que le corbeau calédonien, je pense qu’il aurait été plus juste de citer également au moins les primates non-humains, l’éléphant et le poulpe, mais force est d’admettre que ça ne fait pas des masses, effectivement…) Ceci dit, cela n’empêche pas de se demander comment fonctionne la créativité.
Depuis les Grecs anciens, on aurait toujours considéré, selon l’auteur, que l’imagination est un processus mental différent des autres. Mais la science aujourd’hui suggère que ce postulat est erroné. La créativité est en fait un terme générique pour toute une succession d’événements assez simples à identifier. Si l’on prend l’exemple de la création du Swiffer, il y a d’abord eu une phase anthropologique: 9 mois d’observation systématique d’utilisateurs à l’oeuvre. Cela n’a généré aucune idée particulière mais c’est pourtant une étape qui a joué un rôle crucial dans la suite du processus: cela a permis à l’équipe de comprendre quel était le vrai problème en se libérant la tête de toutes les fausses solutions envisagées jusque-là. Puis il y a eu le moment de l’idée à proprement parler, qui est arrivée en une fraction de seconde. Mais cette révélation ne représente pas encore la fin du processus. Il aura encore fallu des années aux ingénieurs et aux designers pour affiner le concept et perfectionner les composants.
De l’idée à sa concrétisation, la masse de boulot est phénoménale, de l’aveu de West, la personne qui a eu la bonne idée à l’origine de la serpillère révolutionnaire. Le processus créatif, ici, comme ailleurs, a donc compté de nombreuses étapes et c’est là que la science moderne est utile pour comprendre les différents types d’activités cérébrales liés à ces différents moments. On peut être plus précis dans la maîtrise du phénomène: on passe de la notion d’inspiration, limite métaphysique (le mot, à l’origine, signifie tout de même “mouvements de l’âme dus à une influence divine” et on notera en passant que tout le vocabulaire de la créativité découle de ces origines divines ou plus généralement surnaturelles: génie, révélation, en anglais, le terme consacré est “epiphany“), à la construction d’une taxonomie qui met en évidence les conditions dans lesquelles telle ou telle stratégie mentale est idéale.
Le cerveau de n’importe quel individu, après tout, est toujours plongé un contexte et une culture particulier. Nous devons prendre en compte les aspects psychologiques et sociologiques et ne pas se limiter aux seuls processus cognitifs si on veut comprendre de quoi on parle. Accessoirement, l’environnement immédiat joue aussi un rôle important. La couleur de la peinture ou l’emplacement des toilettes peut avoir un impact très significatif dans la production créative. Enfin, parce que l’acte d’inventer est souvent un processus collaboratif – on est inspiré par les autres – il faut également aborder la question de la collaboration. La première moitié du livre se concentre sur la création individuelle. La seconde explique ce qui se passe quand les gens s’assemblent et interagissent dans les couloirs ou dans la rue. Nous allons essentiellement nous attarder sur la première partie dans ce dossier, mais j’évoquerai rapidement des passages de la seconde partie en fin de dossier.
Dylan: l’importance de lâcher prise
Avant d’entrer dans le vif du sujet, après cet exemple industriel, on va parler un peu de musique avec l’exemple de Bob Dylan. En 1965, en pleine gloire, Bob Dylan ne comprenait plus le sens de sa vie. Il avait du succès dans le registre folk, mais tout était devenu convenu, prévisible; il était devenu une machine à tubes politiques et sa vie ne lui ressemblait pas. Il n’en pouvait tellement plus qu’il a décidé, à la sortie d’un concert londonien qui lui a semblé particulièrement pénible, de laisser tomber définitivement sa carrière musicale. Il part s’enfermer dans une cabane, à Woodstock dans l’état de New-York, sans même emporter de guitare, pour réfléchir à ce qu’il veut faire de sa vie. Il pensait éventuellement écrire un livre. Subitement, au bout de quelques jours, il est pris d’une frénésie d’écriture. Le stylo le démange, il écrit des kilomètres de texte qui n’ont semble-t-il ni queue ni tête. Et plus il avance, plus l’oeuvre se précise. Il est en train d’écrire une chanson. Mais une chanson qui ne ressemble à rien de ce qu’il a écrit, ni rien de ce qui a été écrit par d’autres. C’est de la poésie complètement improbable, un style totalement nouveau. Quand il arrive au refrain, il sait qu’il est en train de réaliser quelque chose d’exceptionnel. Il sort de sa cabane, se précipite sur un studio et en quelques prises enregistre l’un des morceaux les plus importants de l’histoire du rock & roll, celui qui a inspiré la carrière de Bruce Springsteen et qui reste considéré par de nombreux spécialistes comme l’un des meilleurs morceaux de rock jamais écrits: Like a Rolling Stone. Le texte est inclassable… Il évoque Rimbaud, Fellini, Brecht. La musique évoque la Bamba, le blues, les Beatles. A la fois moderne et post-moderne, avant-gardiste et aux relents de country-western. Alors qu’il n’y croyait plus, alors qu’il avait renoncé définitivement à sa carrière musicale, il a soudain renoué avec l’inspiration et celle-ci ne l’a plus jamais quitté. Depuis 1965.
Chaque voyage créatif commence avec un problème, nous dit Jonah Lehrer. Cela commence avec un sentiment de frustration. La peine assommante de ne pas être capable de trouver la réponse. On a travaillé dur et on est face à un mur. On n’a aucune idée de quoi faire d’autre. Quand on se raconte nos histoires de créativité, on omet de mentionner ces jours où avait juste envie de démissionner, ces jours où l’on croyait dur comme fer que le problème était impossible à résoudre. Parce que ces échecs contredisent la version romantique des événements et parce qu’ils n’ont pas l’air glorieux, on a tendance à les oublier (…) C’est le cliché de la révélation subite. Du bain d’Archimède à la pomme de Newton, c’est le type de processus mental décrit par Einstein, Picasso et Mozart. Quand on pense à des percées créatives, on imagine un flash incandescent, comme une ampoule qui s’allume dans le cerveau (…) Toutes ces histoires d’inspiration partagent quelques-unes des caractéristiques que les scientifiques utilisent pour définir “l’expérience de l’idée”. La première étape est l’impasse. Avant qu’il ne puisse y avoir une percée, il doit y avoir un blocage. Avant que Dylan ne puisse se réinventer et écrire la meilleure musique de sa carrière, il y a fallu qu’il croie qu’il n’avait plus rien à dire. Et parfois, si on est chanceux, cette impasse conduit à l’idée de génie. Il y a une autre caractérisque importante de ce moment de révélation: c’est le sentiment de certitude, de justesse, qui l’accompagne. Pas besoin de vérifier, c’est juste. Après son moment d’Eurêka, Archimède est sorti immédiatement du bain pour courir vers le roi et partager sa solution, encore tout dégoulinant.
Lehrer se lance alors dans une tentative d’explication neuroscientifique. On va parler un peu d’hémisphères cérébraux et une mise en garde s’impose. L’auteur prend 10 pages pour expliquer ce que je vais tenter de faire en 2 minutes. Il y a forcément sursimplification. Quand on parle du rôle respectif des hémisphères, on devrait prendre le temps de le faire comme il faut, mais bon, on n’a pas non plus deux heures devant nous alors je vous prie d’accepter les avertissements d’usage et poursuivons:
Les travaux de Beeman et Kounios
Mark Beeman, un chercheur en neurosciences à l’Université Northwestern (à Chicago) a commencé au milieu des années 1990 à étudier ces moments d’inspiration de manière scientifique. Le problème a d’abord consisté à trouver un protocole de test pour voir ce qui se passe dans le cerveau lors de la révélation. Difficile de mettre quelqu’un dans un scanner en lui passant comme consigne d’avoir l’idée du siècle. La première étape a donc consisté à définir des séries d’exercices simples nécessitant d’avoir soudain une bonne idée. Par exemple des puzzles verbaux. Si je vous dis “terre, adam, pin” et que je vous demande de trouver un mot qui les relie? Après quelques secondes pendant lesquelles vous trouvez la consigne stupide et cherchez en vain, subitement, on ne sait trop d’où, surgit subitement le mot “pomme”. Eh oui… Pomme de terre, pomme d’adam, pomme de pin… Tellement subitement d’ailleurs, que l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) – qui nécessite un petit délai avant d’afficher leurs résultats – n’arrive tout simplement pas à suivre.
Beeman s’est alors associé à un autre chercheur, John Kounios de l’Université de Drexel à Philadelphie. Kounios ne travaillait pas avec l’IRMf mais avec la technologie plus ancienne de l’électro-encéphalographie (EEG) qui mesure des fréquences spécifiques d’activités neuronales. C’est instantané, mais ça ne permet malheureusement pas de voir précisément quelle zone s’active. En combinant les deux techniques, Beeman et Kounios ont réussi à déconstruire le moment de révélation. La première chose qu’ils ont découverte, c’est que bien que la bonne idée ait l’air de surgir de nulle part, le cerveau prépare en fait très bien le terrain. Comme disait Louis Pasteur, “la chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés“. Avec les puzzles verbaux, c’est d’abord le cerveau gauche qui s’active, notamment les aires liées à la parole et au langage. Pendant quelques secondes seulement. Puis c’est rapidement l’impasse. Il y a trop de combinaisons à tester, le cerveau gauche baisse les bras. Les sujets testés s’énervent, menacent de quitter l’expérience. Ces sentiments négatifs constituent en fait une part essentielle du processus créatif. Ils signalent au cerveau qu’il est temps de chercher une autre stratégie. Au lieu de continuer à chercher les associations littérales de l’hémisphère gauche, il faut passer le relais à l’équipe d’en face pour explorer les associations plus improbables. 30 millisecondes avant que la réponse devienne consciente, on observe un soudain regain d’activité. On voit un pic de rythme dans les ondes gamma, la fréquence électrique la plus élevée du cerveau humain, ce qui correspondrait à la mise en liens de neurones. Le cortex crée un nouveau réseau capable de forcer la porte de la conscience. En synchronisant l’EEG et les données de l’IRMf, les chercheurs ont pu trouver la corrélation neuronale du moment de révélation: le gyrus temporal supérieur antérieur (on va l’appeler GTSa). Ce petit repli de tissus situé dans l’hémisphère droit, juste au-dessus de l’oreille, devient exceptionnellement actif juste avant la bonne idée. Et chez les gens qui n’arrivaient pas à résoudre l’énigme verbale, il ne s’activait pas. Cette zone est également impliquée dans certains aspects de la compréhension du langage (comme l’identification d’un thème, l’interprétation de métaphores et même la compréhension des blagues). C’est là que le cerveau fait les connexions entre des concepts qui, littéralement parlant, n’ont rien en commun et qui ont pourtant un lien. C’est ainsi que, juste au moment où on s’apprête à renoncer, la réponse est comme chuchotée à la conscience.
Hyperactivité et créativité
Sans raconter toute l’histoire, je trouve intéressant de relever les travaux que l’auteur évoque sur la créativité chez les hyperactifs, notamment une récente étude de Holly White, une chercheuse en psychologie cognitive de l’Université de Memphis. Elle a fait passer à de jeunes étudiants une série de tests créatifs difficiles. Ce fut la surprise quand elle découvrit que les étudiants avec un diagnostic de trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité obtenaient systématiquement de meilleurs scores. On se force en général à se concentrer quand on doit travailler. Mais il semble que le fait de s’éparpiller sans cesse et prendre en compte les informations a priori non pertinentes soit un réel atout pour la créativité car cela permet de faire des associations et de voir les connexions entre concepts là où on ne peut pas les voir en se concentrant. Fin de la parenthèse. Ce passage m’a tellement plu qu’il fallait que je l’évoque, je me suis senti tout créatif 😉
Et chez les improvisateurs?
Une forme de créativité que l’auteur aborde également est l’improvisation. Il parle en l’occurrence d’impro musicale et théâtrale. Ici, celui qui a cherché à comprendre comment cela fonctionne dans le cerveau se nomme Charles Limb, un neurochirurgien passionné de musique et fan absolu de Keith Jarrett (vidéo TEDx en bonus à la fin du dossier). Là aussi, même si le protocole de recherche était relativement simple, mettre un pianiste dans un IRMf avec son piano n’est pas encore possible aujourd’hui. Il a donc fallu créer un clavier midi ad hoc de 35 touches et mettre en place un jeu de miroirs pour que les musiciens puissent voir leurs mains. On leur a d’abord donné à jouer des mélodies apprises par coeur, en do majeur. Puis on leur a demandé d’improviser une nouvelle mélodie par dessus un enregistrement de quartet de jazz. Le scanner, bien sûr, observait tout: le processus a démarré avec un regain d’activité dans le cortex préfrontal médial, une zone associées à plusieurs activités notamment, ce que Limb appelle le “centre de l’autobiographie”, ce qui suggère que le musicien est engagé dans une espèce de narration, à la recherche de son style personnel. Mais ce qui est vraiment intéressant, c’est que dans le même temps, un circuit tout proche, s’éteint. C’est le cortex préfrontal dorsolatéral (abrégé DLPFC en anglais). C’est également une zone associée à plusieurs activités, la plus importante étant le contrôle des impulsions. C’est le bout de matière grise qui nous empêche de confesser n’importe quoi à n’importe qui, de voler – au lieu d’acheter – les objets qui nous intéressent sur les rayons des magasins, de frapper les fâcheux, de prendre la dernière bière dans le frigo… (OK, mauvais exemple 😉 ) L’hypothèse de Limb est donc la suivante: pour que l’improvisation puisse avoir lieu, notre censeur interne doit d’abord être désactivé. Si on est inhibé par la peur de commettre une erreur, d’être jugé, mal jugé, eh bien, c’est foutu. On n’arrive plus à être créatif. Limb a fait les mêmes tests avec des rapeurs (amusant à voir d’ailleurs dans sa vidéo TEDx) et les résultats sont tout à fait comparables.
Les deux circuits de la lecture
Jonah Lehrer insiste beaucoup sur le fait que la création artistique, ce ne sont pas que ces moments d’inspiration subite. C’est aussi beaucoup de travail avant d’atteindre ce niveau et beaucoup de travail après le moment de l’inspiration. Il n’est pas rare que les poètes reviennent sur leurs textes et les peaufinent encore et encore. Là, ce n’est pas du tout le même genre de mécanisme à l’oeuvre. D’ailleurs, cela soulève une autre question. Nous avons tous remarqué qu’à un moment, on peut relire sa prose un million de fois, on ne voit plus les erreurs ni les lourdeurs. On n’arrive plus à se mettre dans les baskets du lecteur qui découvre le texte. Parce qu’on sait quelle intonation on avait mis dans telle ou telle phrase en l’écrivant et qu’on l’a tout simplement trop vu. Il faut souvent changer de perspective. Et sur cette question-là, ce sont les travaux du psychologue cognitif et neuroscientifique français Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, qui sont sont cités dans le livre, travaux portant sur la neuro-anatomie de la lecture et de l’écriture. En gros, lorsqu’on essaie de faire sens des mots, on a deux circuits à disposition: la “route ventrale“, rapide et efficace: on voit un groupe de lettres, on les convertit en mots et on en saisit immédiatement le sens. Selon Dehaene, cette route ventrale s’enclenche lors de la lecture de passages familiers, routiniers ou bourrés de clichés, et dépend de l’aire de la forme visuelle des mots. Cela donne une impression de facilité et de fluidité dans la lecture: on a pas l’impression de devoir décoder chaque signe. Mais ce n’est pas le seul circuit. On a également à disposition le “flux dorsal“, qui s’enclenche lorsqu’on doit accorder une attention particulière à un passage. À cause d’un mot douteux, d’une proposition alambiquée, ou simplement d’une écriture illisible (dans ses expériences, Dehaene active ce circuit en retournant certaines lettres ou en ajoutant de la ponctuation aléatoire. On croyait autrefois que ce circuit se désactivait une fois qu’on maîtrisait bien la lecture. Les recherches de Dehaene ont montré que même les adultes éduqués l’activent dans ces circonstances-là. En relisant son texte pour la 2’000e fois, évidemment, c’est le premier circuit qui s’active et c’est pour cela qu’on ne voit plus rien. Pour y arriver, il faut soit le lire pour la première fois ou au moins se projeter dans la situation de celle ou celui qui le lit pour la 1e fois.
La perspective de l’outsider
Cette perspective de l’outsider est extrêmement importante pour la créativité en général. Quand on a le nez dans le guidon, on finit par perdre la vue d’ensemble et on ne fait plus les liens qui permettent de résoudre un problème ou de trouver une nouvelle idée. C’est ce que démontre le projet Innocentive, évoqué dans le bouquin par Lehrer. S’il avait existé au moment ou Procter&Gamble recherchait sa serpillère miracle, l’opération leur aurait coûté moins cher. En gros, l’idée de départ était la suivante: lorsqu’une entreprise estime avoir tout fait pour résoudre un problème sans y parvenir et qu’elle n’a plus rien à perdre, elle soumet le problème à l’intelligence collective via une plate-forme web et offre des récompenses substantielles à quiconque trouve la solution. Le projet a connu très rapidement un succès étonnant. 40% des problèmes soumis sont résolus en moins de 6 mois. Des problèmes que les plus grandes entreprises du monde n’avaient pas réussi à résoudre à coups de milliards de dollars depuis des années (General Electrics, Eli Lilly, Kraft, SAP…) Et résolus par des amateurs en plus! Enfin… Des amateurs éclairés, on dira: les problèmes de chimie n’ont pas été résolu par des chimistes, mais par des microbiologistes. Et les problèmes microbiologiques ont été réglés par des chimistes. Ces personnes avaient suffisamment de compétences dans le domaine concerné pour bien saisir le problème, mais avaient une perspective complètement différente de l’approche classique, ce qui leur a permis de le résoudre.
La collaboration
Une autre chose importante que nous dit l’auteur, c’est l’importance de la collaboration. Il donne (entre autres) l’exemple de la recherche scientifique: Ben Jones, un prof. de management, a analysé les tendances en décortiquant près de 20 millions de publications à comité de lecture et plus de 2 millions de brevets de ces 50 dernières années. Conclusion: si les papiers les plus cités (c’est l’indicateur de succès retenu dans cette recherche) émanaient autrefois de génies solitaires comme Darwin ou Einstein, aujourd’hui, les meilleures recherches sont le fruit de collaborations entre chercheurs. Les papiers collectifs sont cités plus de deux fois plus que les papiers individuels. Et parmi les publications superstar, citées plus de mille fois, on retrouve six fois plus de publications collectives qu’individuelles. La raison est simple: les problèmes à résoudre aujourd’hui sont tellement complexes qu’ils nécessitent la collaboration de personnes issues d’horizons différents, capables de faire le pont entre les différentes disciplines.
Mais encore…
Comme indiqué en intro, nous n’aurons pas le temps de tout couvrir 🙁 Nous y reviendrons certainement une fois ou l’autre.
Je vais juste encore évoquer quelques-unes des idées lâchées dans le livre, sans les développer.
- Lorsqu’on sent qu’on est sur le point de trouver la bonne idée, il faut s’acharner. Continuer le café s’il le faut. Parce que les différentes expériences montrent que si on sait qu’on va y arriver, on va effectivement y arriver, aussi magique que cela puisse sembler. Si au contraire, on a le sentiment d’avoir touché le mur, alors, autant changer d’air ou prendre un bain.
- La créativité est avant tout une question de nouveaux liens entre des choses existantes et rarement de nouveautés à proprement parler. L’auteur parle de vieilles idées qui ont une seconde vie. Et donne encore d’autres exemples du monde de l’industrie, avec, notamment, la “Minnesota Mining and Manufacturing Company”, mieux connue sous le nom de 3M qui est une boîte absolument incroyable. On connaît bien sûr tous les post-it et le scotch, mais l’entreprise fabrique plus de 55’000 produits, des écrans tactiles aux éponges de cuisine en passant par les filtres à eau, l’éclairage urbain, les plombages, les batteries… Le seul point commun de ce catalogue improbable de produits: ce sont toutes des créations maison. 3M est l’entreprise la plus innovante du monde, depuis les années 1920. On aime citer Apple et Google quand on pense à des entreprises innovantes, mais la plupart de leurs méthodes viennent en fait de 3M. Comme le fameux temps libre accordé aux employés pour qu’ils conduisent leurs propres projets. La seule obligation est de les présenter aux autres. Et c’est comme ça que les liens se font. Le post-it est né d’un lien entre un employé dont le projet était de faire une colle qui ne colle pas et un autre qui avait besoin d’un marque page qui ne tombe pas de sa bible qui se promenait dans le coffre de sa voiture entre deux dimanches.
- La créativité est aussi le fruit de rencontres informelles (Steve Jobs avait fait déplacer les toilettes au centre du bâtiment pour que les gens de Pixar soient forcés de se rencontrer dans les longs corridors, et cela a permis de maintenir le niveau inouï de créativité des équipes!)
- L’environnement compte énormément! Les grandes villes comptent plus de brevets par tête d’habitant que les petites. On a même pu établir une corrélation entre la vitesse moyenne de la marche un milieu urbain et la propension à la créativité 😉
- L’éducation en revanche tend à démolir la créativité. Picasso ne disait-il pas que tout enfant est un artiste et que le problème est de le rester une fois adulte? L’éducation avec sa valorisation de l’apprentissage par coeur et ses évaluations constantes est le tombeau de la créativité. On juge, on sanctionne et de fait, on casse, on fait entrer dans le moule, on force le savoir à se fixer sans forcément l’accompagner de sens. Au lieu d’encourager la recherche de solutions, l’inventivité, la production d’idées. Je vous invite à ce sujet à regarder la toujours très inspirante vidéo de Ken Robinson en fin de dossier.
- Le “grit” est une composante essentielle de la créativité. C’est même ce qui permet de distinguer les grands créatifs des autres. Pas le QI, pas le talent, mais le “grit”. On pourrait traduire cela par le “cran”. Un mélange de confiance en soi et d’acharnement. Celui-là même qui a permis JK Rowling de continuer d’écrire sa saga de Harry Potter et de continuer de croire qu’elle était dans le vrai alors que 12 éditeurs avaient refusé le premier manuscrit. Ça n’a l’air de rien comme ça… Mais 12 fois! Franchement, il faut avoir la foi pour s’acharner encore et encore: il ne suffit pas d’avoir une bonne idée, encore faut-il avoir le talent de la mettre en oeuvre et l’énergie nécessaire pour la faire reconnaître.
Bonus 1
La vidéo TEDx de Charles Limb sur l’improvisation musicale, avec sous-titre en français:
Bonus 2
La vidéo TED de Ken Robinson (avec sous-titre français): comment l’école tue la créativité