Dossier d’Alan dans l’épisode #23.
Le sujet nous avait été demandé via Twitter par Franck Pascaud le 31 décembre 2010, qui s’interrogeait, sans doute, le nez dans les bulles du liquide doré, d’où le phénomène pouvait bien venir… Nous sommes le 10 février et j’avais un peu oublié la suggestion à vrai dire, jusqu’à ce que l’absence d’Anh Tuan la semaine dernière pour le Nouvel-An chinois m’y fasse repenser.
Coup de bol, un de mes podcasts préférés m’a branché sur une piste insoupçonnée. Le podcast en question est une émission de la station de radio Triple J, en Australie, où un espèce de génie qui sait tout, et qui en plus est très marrant, le mythique Dr Karl, répondait à une question d’auditeur: est-il vrai qu’une petite cuillère glissée dans le goulot d’une bouteille de champagne permet d’en préserver les bulles quand bien même la bouteille est débouchonnée?
La réponse, en court est non. Mais le très volubile Dr Karl ne pouvait pas s’en tenir à une réponse si courte. Il a parlé d’un chercheur, soi-disant chef de la recherche chez Moët et Chandon (mais je crois qu’il a été un peu light sur la vérification des sources, car je n’ai rien trouvé qui le confirme) et qui est une véritable star des bulles de champagne: Jihad Livia Belare. Prononciation australienne oblige, en fait, il s’appelle Gérard Liger-Belair et c’est effectivement un très grand spécialiste de la bulle de champagne, si ce n’est le plus grand: il les a étudiées sous toutes les coutures et a écrit des dizaines d’articles scientifiques (j’en ai dénombré 133 dans Google Scholars!)
Il a même écrit un livre de vulgarisation qui connaît apparemment un très grand succès : “Effervescence, la science du champagne“. Gérard Liger-Belair, il est Docteur en physicochimie appliquée à l’oenologie et professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Il participe activement à la diffusion des connaissances et à des opérations de vulgarisation sur son thème de recherche, au travers des émissions de télévision, de radio, et d’articles de presse. Ses travaux ont été reconnus aux Etats-Unis par la société savante américaine National Science Foundation (NSF) et l’Académie des sciences de New York, ainsi qu’au Royaume-Uni par la société savante britannique Royal Society of Chemistry.
Bref, s’il fallait chercher les travaux d’un spécialiste des bulles de champagne pour comprendre quoi on parle, c’était les siens. Devant l’embarras du choix, j’ai opté pour un article publié en 2009 dans l’American Scientist intitulé Bubbles and Flow Patterns in Champagne, qu’il a co-signé et tellement bien construit et approfondi que j’ai pris un plaisir fou à le traduire et l’adapter (même si par moments il faut s’accrocher, franchement, la science des bulles, c’est bien plus costaud que tout ce que j’avais imaginé) :
La légende, dit l’article, veut que le moine bénédictin Dom Pierre Pérignon aurait découvert la méthode champenoise pour produire des vins pétillants il y a plus de 300 ans. En fait, un papier présenté à la Royal Society, à Londres (l’institution fondée en 1660 destinée à la promotion des sciences, qui existe encore aujourd’hui), décrivait la méthode de production du champagne en 1662, soit six ans avant que Pérignon ne mette le pied dans un monastère. En fait, la première tâche de Pérignon était à l’origine de trouver un moyen de supprimer les bulles du champagne: l’effervescence était considérée comme vulgaire à l’époque! Mais progressivement, les goûts ont changé et la mission de Pérignon s’est inversée. Et il a été à l’origine de nombreux progrès dans la production champenoise, dont une augmentation de la carbonation. Mais dans tous les cas, ce processus n’était pas utilisé régulièrement en Champagne avant le XIXe siècle. Et depuis là, le champagne est resté le vin de toutes les célébrations, et cela, sans doute, en raison de ses bulles.
L’article s’interroge sur le rôle des bulles… Juste esthétiques? Participent-elles au goût final du produit? Mais bon, nous allons plutôt nous intéresser à la physique des fluides derrière les bulles…
La méthode champenoise
Les vins pétillants et le champagne résultent d’un processus de fermentation en deux étapes. Une fois la première fermentation alcoolique achevée, le vin obtenu est embouteillé avec un mélange de levures et de sucre. Du coup, une seconde fermentation commence dans la bouteille pendant que les levures consomment le sucre. Le processus produit de l’alcool et une grande quantité de dioxyde de carbone (CO2), environ 10 grammes par litre de Champagne. Le produit fini est soumis à une pression de 5 ou 6 atmosphères (la pression qu’on subit en nageant à 40-50m. de profondeur!)
Lorsqu’on ouvre la bouteille, le gaz jaillit sous forme de minuscules bulles de CO2. Pour que le liquide puisse retrouver un état d’équilibre une fois le bouchon retiré, quelque 5 litres de gaz sont libérés de chaque bouteille de 75 cl!, soit environ 6 fois son volume. 80% du CO2 est expulsé à l’ouverture. Et le 20% restant correspond aux 20 millions de bulles dans chaque verre (une flûte typique contient environ 10 cl, 1 dl, ou 0.1 litre). Les connaisseurs apprécient d’ailleurs la finesse des bulles, gage de qualité.
Pour la plupart des gens, le rôle des bulles dans les dégustations consiste d’abord à éveiller le sens de la vue: l’image du champagne est intrinsèquement liée aux bulles qui ressemblent à des chaînes de perles dans le verre et qui créent un coussin de mousse à la surface. Mais au-delà de cet aspect visuel, les connaisseurs avisés voient dans cette effervescence l’un des principaux vecteurs de la saveur, parce que l’explosion des bulles de CO2 véhicule l’arôme des vins effervescents directement dans la nez et la bouche des dégustateurs.
La naissance des bulles
La première étape consiste à élucider le mystère de la formation des bulles. En général, il existe deux méthodes (parfois combinées) pour générer des chaînes de bulles dans les verres de champagne. L’effervescence naturelle dépend d’une condition aléatoire (c’est à dire du hasard) soit la présence de minuscules fibres de cellulose déposées soit par l’air soit par le torchon qui a servi à essuyer les verres.
Ces fibres adhèrent au verre grâce à la force électrostatique (ou force de Coulomb). Ces fibres sont faites de microfibrils étroitement entassés, eux-mêmes constitués de longues chaînes polymères composées principalement de glucose.
Chaque fibre, d’une longeur de 100 micromètres environ, développe une poche interne de gaz tandis que le verre est rempli. Le fluide essaie de pénétrer dans le micro-canal de la fibre par capillarité, mais comme la fibre est complètement submergée avant l’arrivée du liquide, elle s’accroche au gaz qu’elle a emprisonné. Cet “emprisonnement” est rendu plus facile lorsque les fibres sont longues et fines et lorsque le liquide a une faible tension superficielle et une grande viscosité.
La tension superficielle, c’est la force qui fait que deux petites gouttes de liquide ont tendance à éviter d’en former une grosse si elles en ont l’occasion, comme sur une feuille de lotus ou dans une poêle en téflon, ou encore la force qui permet à certains insectes de marcher sur l’eau sans s’enfoncer.
Et la tension superficielle du champagne, donc, se situe environ 30% en-dessous de celle de l’eau et sa viscosité est environ 50% au-dessus.
Ces poches de gaz en microfibres servent de sites de nucléation (c’est à dire de “germination”) pour la formation des bulles. Pour se rassembler, le CO2 doit pousser et se frayer un chemin à travers les molécules de liquide qui tiennent ensemble grâce aux forces de van der Waals (les fameuses forces qui permettent aux geckos de se balader sur du verre à la verticale même s’ils ont les pattes pleines de boue, mais ça, c’est une autre histoire 😉 ), donc le CO2 doit pousser à travers le liquide et ce serait mission impossible sans les poches de gaz qui abaissent la barrière énergétique pour la formation de bulles. On notera au passage que les seules irrégularités du verre sont trop petites pour produire ce genre de résultats.
Une fois que la bulle atteint la taille de 10 à 50 micromètres, elle est assez légère pour se détacher de la fibre. Quand elle se détache, une autre bulle se forme instantanément, avec une précision d’horloge suisse. En moyenne, 30 bulles par secondes sont libérées par chaque fibre. Les bulles s’élargissent pendant leur ascension car elles captent du CO2 au passage, ce qui les rend encore plus légères et accélère leur course pendant la montée. Elles ne dépassent en général pas le millimètre de diamètre à la fin de leur course qui dure 1 à 5 secondes pour atteindre la surface.
Dans la mesure où la nucléation naturelle est un processus aléatoire par définition difficile à contrôler, une autre manière de créer les bulles consiste à se servir d’un processus mécanique parfaitement reproductible et prévisible d’une rasade à l’autre. C’est assez simple: à l’aide d’un laser, on grave de minuscules sites de nucléation au fond du verre, d’une taille appropriée. Il est assez commun d’utiliser ce type de verres pour les dégustations dans les grandes maisons champenoises. Cela permet de rendre l’effervescence plaisante à l’oeil. Les verriers, dans ce cas, créent pas moins de 20 impacts pour créer une forme d’anneau au fond du verre, ce qui produit des colonnes régulières de bulles ascendantes.
Un flux qui pétille
Le déplacement d’un objet dans un fluide au repos entraîne le déplacement de couches de fluides dans les alentours immédiats. Les bulles de champagne ne font bien sûr pas exception à la règle: elles se comportent comme des objets en mouvement, quelle que soit la méthode – artificielle ou aléatoire – qui a permis de les produire. La viscosité du champagne fait de la partie inférieure de la bulle une zone à basse pression qui attire les molécules de fluide du voisinage, ce qui a pour conséquence d’éjecter du liquide à la surface, et cela même si les bulles se déplacent quelque 10x plus rapidement que le fluide.
En conséquence, les bulles et le liquide créent chacune leur flux vers le haut en suivant une ligne imaginaire au centre du verre. Du fait de la génération permanente de bulles depuis les sites de nucléation, et parce qu’un verre de champagne est un récipient limité, avec un début et une fin, cette ascension constante entraîne également inéluctablement un flux circulaire.
Pour avoir une idée précise du rôle des bulles dans le mouvement du fluide, on a observé une flûte de champagne contenant un seul site de nucléation au fond du verre. L’évolution géométrique de la bulle est déjà bien étudiée dans les boissons gazéifiées. Par exemple, on sait que le taux de croissance de la bulle pendant son ascension conduit de manière assez certaine à un diamètre moyen de 500 micromètres pour une migration de 10 centimètres dans la flûte. En fait, pour ce type de liquides sursaturés avec des molécules dissoutes de gaz CO2, des observations empiriques indiquent que le diamètre de la bulle est proportionnel à la racine cubique du déplacement vertical.
Une autre caractéristique des bulles est qu’elles peuvent prendre la forme de sphères soit rigides soit flexibles pendant qu’elles montent, en fonction du contenu du fluide dans lequel elles se trouvent.
Après, j’arrête, c’est promis, ça devient un peu hard là…
Les sphères rigides sont davantage entraînées que les sphères flexibles. Les bulles de champagnes ne se comportent pas comme des sphères rigides, tandis que les bulles d’autres fluides pétillants, comme la bière, si. La bière contient beaucoup de protéines qui tapissent la paroi des bulles pendant leur montée, ce qui empêche leur déformation. La bière est également moins gazeuse que le champagne, du coup, les bulles ne croissent pas aussi rapidement, ce qui permet aux protéines de les encercler complètement. Mais le champagne est un fluide relativement pauvre en protéines. Du coup, il y a moins de tensioactifs pour coller aux bulles et ralentir leur ascension. (Un tensioactif, ou agent de surface (surfactant en anglais) est un composé qui modifie la tension superficielle entre deux surfaces.)
De plus, la haute teneur en CO2 du champagne fait croître les bulles très rapidement pendant leur ascension, créant ainsi encore davantage de surface intacte: les bulles, de fait, se débarrassent de leurs tensioactifs plus rapidement encore que de nouvelles molécules peuvent occuper l’espace. Ceci dit, il faut quand même un minimum de tensioactifs pour guider les bulles en ligne droite vers le haut. Sans cela, les bulles partiraient dans tous les sens.
Bref, je vous passe les détails sur les expériences super high-tech avec l’imagerie par lasers à tomographie, impliquant des nappes laser (j’ai dû aller sur le site de la nasa (http://www.grc.nasa.gov/WWW/K-12/airplane/tunvlaser.html) pour comprendre de quoi il s’agit… Aucune trace sur wikipedia 😉
Je vous dispense aussi du détail sur les rapports de force entre les tourbillons et les bulles ascendantes, des rapports très détaillés entre hasard et sites de nucléation… Ainsi que la différence du vortex créé dans la coupe plutôt que dans la flûte 😉 Mais pour les passionnés ou les plus motivés, tout est extrêmement bien documenté dans l’article original du Scientific American, n’hésitez pas à le lire!
Voilà, pour ma part, j’étais déjà assez fasciné par les flux des bulles de champagne. C’est le genre de trucs que je peux regarder pendant des heures. Après ça, je vais les regarder encore plus attentivement. Je ne me doutais pas que le phénomène faisait appel à des explications aussi complexes, les bulles valent vraiment un petit coup d’oeil 😉